Le « chaos » de l’« alliance brun-rouge » : face à la censure, l’éditocratie en roue libre
par Pauline Perrenot,
Face à la censure du gouvernement, l’éditocratie joue son rôle traditionnel de gardien de l’ordre. Après avoir passé des mois à caresser le Rassemblement national dans le sens du poil, salué pour sa capacité à « raisonnablement » négocier avec la droite gouvernementale sans que cette dernière n’ait à justifier en quoi que ce soit ce positionnement politique, les professionnels du commentaire rejouent subitement une posture traditionnellement à l’œuvre lors des entre-deux-tours : le « cercle de la raison » face aux « populistes » et aux « extrêmes ».
« Comment la censure du gouvernement actuel pourrait-elle être autre chose qu’un malheur ? » Quelques jours avant la chute de Michel Barnier, cette sentence du Figaro (2/12) reflétait l’état d’esprit de bon nombre de chefferies médiatiques. Et c’est peu dire qu’elles l’ont fait savoir. À l’antenne de LCI (3/12), Caroline Fourest y voyait d’ailleurs là « le devoir des éditorialistes » : « dans leur grande diversité, dans leur grande variété », comme chacun sait, « ils sont quand même tous un peu effondrés. […] Géraldine [Woessner] parlait d’immaturité de notre classe politique. C’est-à-dire qu’on est quand même extrêmement doués, dans une démocratie qui n’allait pas si mal en dehors de son déficit abyssal, pour se rajouter des problèmes. » À l’heure où des dizaines de milliers de licenciements sont annoncés et déjà en cours – parmi moult symptômes de cette « démocratie qui ne va pas si mal » – cette arrogance de classe n’en reste pas moins la norme parmi les professionnels du bavardage. Lesquels déclinent leur mantra sur tous les tons : « Une censure et le chaos », titre par exemple en Une La Nouvelle République (5/12).
« Fracas, échecs, déprime » : l’annonce du chaos économique
Dans les studios, les mines déconfites des journalistes économiques se succèdent. Lunettes embuées sur le nez, François Lenglet donne le ton : « Je suis inquiet. Vraiment inquiet », lance-t-il d’emblée, sans renoncer pour autant à sa combativité : « On est dans un déni de réalité collectif. […] On espère échapper à cette vérité simple : il n’y aura pas de rétablissement financier, il n’y aura pas de redressement de la France sans une refonte profonde du modèle social. Vérité qui finira d’ailleurs par s’imposer ! » (RTL, 5/12) « Vite, la crise ! » réclamait d’ailleurs L’Opinion la veille, rejouant le tristement célèbre duo Antenne 2 - Libération de 1984. L’illustre Nicolas Beytout était évidemment à la manœuvre : « Seul un choc violent pourra rompre cet enchaînement fatal, alors il reste à espérer qu’arrive vite la crise. La vraie, celle qui fera prendre conscience aux Français qu’aucun des scénarios envisagés aujourd’hui ne suffira pour redresser le pays. Celle qui donnera une chance de rebondir sur une nouvelle politique, seule à même de remettre la France sur de bons rails. » (4/12) Souhaiter ouvertement « un choc violent » et une « vraie crise » pour le pays : voilà à quoi mène l’intégrisme de marché de cette éditocratie qui s’estime pourtant rationnelle, raisonnable, nuancée et responsable !
Les jours précédant le vote de la motion de censure, les bataillons du groupe de Rodolphe Saadé étaient eux aussi en ordre de marche pour distiller la peur : « Au total, rien que sur l’impôt sur le revenu, les Français paieraient 3 milliards d’impôts sur le revenu en plus si on reconduisait le budget 2024 ! » alertait par exemple Emmanuel Lechypre (RMC, 3/12), tandis que sur BFM-TV, Nicolas Doze dissertait sur « le prix de la censure » : « Combien de croissance envolée ? Combien d’emplois ne verront pas le jour ? Où sera le taux de chômage ? » Se prenant subitement d’affection pour « tous ces fonctionnaires qui n’auront pas de revalorisation salariale », il poussait l’hypocrisie au point de regretter les mesures qu’il conspuait la veille : « Les hauts revenus qui devaient être taxés ne seront pas taxés, les grandes entreprises qui devaient être taxées à l’IS ne seront pas taxées. » (3/12) Mauvaise foi, outrances et surtout reproduction servile de la communication gouvernementale : l’éditocratie dans ce qu’elle sait faire de pire.
Dans la même veine, Les Échos fustigent « les mariés du 4 décembre » (5/12) : « Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen unis, sans projet, sans alternative, sans sens des responsabilités », accusés de « sacrifier la stabilité économique, budgétaire et fiscale » ; le journal osant – comme Le Point – faire un parallèle… avec « le 10 juillet 1940 », lorsque « 569 parlementaires - de gauche comme de droite - avaient signé l’arrêt de mort de la IIIe République » en votant les pleins pouvoir à Pétain ! En charge de l’édito de Ouest-France post-censure, le journaliste économique Patrice Moyon s’indigne lui aussi d’un « baiser de la mort » et ressasse le catéchisme : « En empruntant plus cher et en ne s’attaquant pas aux questions de fond, la France se prive de marge de manœuvre pour préparer l’avenir. » (5/12) Même tonalité dans Le Monde (4/12), où Françoise Fressoz semble avoir du mal à atterrir face à ce qu’elle qualifie de « funeste engrenage » et de « sidérante » « plongée dans l’inconnu » : « Jouer l’attentisme, la défausse ou la crise dans un contexte de faible croissance n’est pas le bon pari. […] Plus l’incertitude politique augmente, plus la prime de risque s’élève, avec, pour conséquence, d’alourdir un peu plus la charge de la dette, au risque de limiter les capacités de l’action publique dans les prochaines années. » À l’antenne de France Inter, deux jours après avoir mis en garde contre une « censure destructrice » (3/12), Dominique Seux a le moral dans les chaussettes : « Pourquoi ce qui est possible avec les JO et Notre-Dame – du collectif, de la réussite ! – pourquoi est-ce impossible sur la scène politique et budgétaire où tout est fracas, échecs, déprime ? » (France Inter, 5/12)
De concert, Cyril Hanouna joue les Cassandre pendant dix minutes en continu devant une assemblée religieusement à l’écoute :
Cyril Hanouna : Ça va être catastrophique, sachez-le ! C’est dramatique ce qui se passe. […] Ce que ça va changer pour les Français, c’est que ça va encore les foutre encore plus dans une situation critique puisque ça veut dire pas de décision prise, pas de budget, […] un pays complétement figé, […] une situation qui va être bien plus dramatique que celle de la Grèce ! […] C’est un chaos total. (C8, 3/12)
Quant à Axel de Tarlé, il se fait comme de coutume le porte-voix du patronat sur France 2 :
Axel de Tarlé : Le Figaro a recueilli quelques verbatims de grands patrons. […] Ils disent 1, c’est l’incertitude à cause de cette censure et 2, c’est l’image de la France dans le monde qui est dégradée. On perd cette image de stabilité. Certain disent : « C’est la honte ! ». D’autres disent […] : « La situation est consternante », ou encore Michel-Édouard Leclerc, qui dit que tout ça, on va le payer : « L’économie est abîmée, dit-il, par la dramaturgie actuelle ». (« Télématin », 4/12)
Qu’on se rassure néanmoins : reprenant mot pour mot un gros titre des Échos, France 2 adresse un satisfecit à la « résistance » du CAC40… On n’en attendait pas moins du service public.
De « l’alliance des extrêmes » au « gaucho-lepénisme »
S’ils n’évacuent pas la responsabilité d’Emmanuel Macron dans la conjoncture politique, les présentateurs et leurs collègues des services politiques savent en revanche où concentrer leur morgue. Quelques instants avant le vote, Anne-Élisabeth Lemoine prenait ainsi son air le plus sévère pour accueillir Manuel Bompard (LFI) : « En quoi avez-vous le sentiment de faire l’histoire, ce soir, avec cette censure ? […] Et la fin justifie les moyens ?! La fin justifie une drôle d’alliance entre les "cheguevaristes de carnaval" et "les complices du Rassemblement national aux côtés de Michel Barnier". […] C’est pas un symbole, justement, sur le plan historique, qui peut interroger ? » (France 5, 4/12) En parallèle, sur tous les plateaux, l’éditocratie trépigne en attendant que « le PS sorte de sa vassalité par rapport à LFI » (Étienne Gernelle, BFM-TV, 5/12), multipliant pour cela les injonctions : « Que n’actez-vous, que n’actez-vous, qu’attendez-vous, qu’attendez-vous pour acter une forme de distanciation ?! » (Apolline de Malherbe à Jérôme Guedj, BFM-TV, 5/12)
Les éditocrates restent ainsi fidèles à ce qu’ils savent faire de mieux : distribuer les bons et les mauvais points et prescrire, prescrire encore, en espérant peser à la fois sur « l’opinion » et sur le champ politique. Au matin du vote de la motion de censure, les grands intervieweurs engageaient d’ailleurs leurs dernières forces dans la bataille : les cadres du RN faisaient alors le plein d’invitations – sur France Inter, France 2, BFM-TV et RMC, par exemple – face à des matinaliers recrachant mot pour mot les éléments de langage du gouvernement. « [Cette motion de censure], ce n’est pas un texte qui est neutre ! C’est un texte qui est politique et que vous allez voter ! […] Ils vont pas vous le reprocher vos électeurs ? Ils ne vont pas vous reprocher de voter le texte des Insoumis qui vous accusent de "viles obsessions" ? » s’exclamait par exemple Léa Salamé face à Jordan Bardella (France Inter, 4/12).
Une posture très en vogue dans les rédactions, qui dit en creux l’espoir que fondait l’éditocratie dans un RN campé en « parti de l’ordre », auquel elle n’avait de fait plus grand-chose à reprocher… La Dépêche résume bien cette petite musique : « [Le RN] a commis une grave faute politique en ratant le dernier virage de la respectabilité : il a préféré la censure à la mesure. » (4/12) Hormis ce petit « loupé » donc, RAS sur le terrain de la « respectabilité » ! Même aveu, même déception du côté du Parisien : « [Marine Le Pen] s’évertuait depuis des mois à gommer le passé de sa formation politique, montrer à quel point le RN était devenu un interlocuteur respectable qui avait le sens de la nation. » (4/12) Ou encore Renaud Dély sur France Info, qui affirme que « [Marine Le Pen] a tombé le masque de la notabilisation pour replonger dans la radicalité anti-système. » (4/12) Du reste, gageons que ce type de verdicts – à l’instar de toute analyse émanant d’un journaliste politique – aura une durée de vie très courte… La veille du vote à l’Assemblée nationale, face au député RN et ancien présentateur de LCI Philippe Ballard, BFM-TV donnait d’ailleurs l’exemple le plus caricatural de ce grand cirque, qui continue d’entretenir, sans en avoir l’air… la normalisation de l’extrême droite :
- Perrine Storme : Philippe Ballard, est-ce que vous êtes un parti d’extrême droite ?
- Philippe Ballard : Non, on n’a jamais été un parti… [coupé]
- Perrine Storme : Mais quand même… Vous allez voter pour un texte qui vous qualifie de parti d’extrême droite ! Donc d’une certaine façon, vous validez ce terme-là…
Vous avez dit misère ?
Dans la roue du pouvoir politique, les chefferies médiatiques renouent ainsi avec la construction frauduleuse d’une « alliance des populistes » (Ruth Elkrief, LCI, 3/12) ou d’une « alliance des extrêmes » (Les Échos, 5/12) contre un « cercle de la raison » assiégé.
Comme le veut la coutume, Le Parisien ne fait pas dans la dentelle et décide de dupliquer sa Une accusatrice dans la double page intérieure, sobrement titrée « La stratégie du chaos » et illustrée par un dessin caricaturant la députée LFI Mathilde Panot en train d’hurler : « Marine, avec nous ! Marine, avec nous ! » Au cas où des lecteurs – vraiment abrutis – n’auraient toujours pas compris le message, le directeur des rédactions Nicolas Charbonneau se charge d’enfoncer le clou : « Les deux extrêmes se retrouvent […] sur une même ligne, préférant la cacophonie aux intérêts du pays. Le gouffre et l’irrationalité à la raison. »
La Dépêche pleure aussi le départ de Michel Barnier à chaudes larmes, dont les « qualités de négociateur » ont été mises à mal par les « apprentis sorciers », « l’irresponsabilité des deux extrêmes de l’Assemblée nationale » et leur « stratégie du chaos » (4/12). Dans La République des Pyrénées, Jean-Marcel Bouguereau condamne une « alliance de la gauche et de l’extrême droite » sur « les décombres du front républicain » : « un spectacle qui fait ressembler notre Parlement à la nef des fous » (4/12). « Ténors de la chienlit », tempête de son côté L’Opinion (5/12). « Une très curieuse conjonction des extrêmes » regrette également La Croix (3/12), qui « déplor[e] une forme d’irresponsabilité » des deux partis : « tous semblent prêts à sacrifier le sort du pays sur l’autel de leurs ambitions personnelles. » « Le Pen-Mélenchon, les deux cavaliers de l’Apocalypse » éditorialise encore Le Télégramme (3/12), une expression qui sera reprise le soir-même par Caroline Fourest sur LCI, ravie de pouvoir en ajouter une couche contre la gauche :
Caroline Fourest : Donc là, il faut quand même pointer la responsabilité de ceux qui jouent avec le feu : Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen. On le voit dans les sondages, jusqu’à présent, LFI était clairement crédité d’être le parti qui fait peur, d’être le parti de l’instabilité, qui attise la violence, qui est dangereux pour la démocratie. (LCI, 3/12)
Et pour tirer les conclusions qui s’imposent, on peut compter sur l’inénarrable Étienne Gernelle, en roue libre sur RTL (4/12) :
Étienne Gernelle : Mélenchon - Le Pen, même combat ! […] C’est donc une alliance, presque une équipe. Alors cette alliance, elle est parfois décrite un peu vite comme une alliance de circonstance, voire une alliance des contraires mais pardon, elle est en réalité très naturelle car RN et LFI ont énormément en commun. Sur l’économie, ils ont la même philosophie de la relance par la demande. […] À la fin, il y a tout de même un vrai socle idéologique commun. L’arc lepéno-mélenchoniste serait peut-être même, dans cette Assemblée fragmentée, celui qui aurait le plus de cohérence philosophique. RN et LFI ont souvent voté ensemble dans le débat budgétaire et ce n’est pas pour rien.
Une chronique de pure désinformation, qui amuse beaucoup les deux présentateurs Thomas Sotto et Amandine Bégot [1], et qui est bien sûr déclinée dans l’hebdomadaire dirigé par Étienne Gernelle… La veille, Serge Raffy dénonçait en effet dans Le Point « le retour d’une forme d’alliance brun-rouge » : « Symbolisée par le concept du fer à cheval, illustrant le fait que dans des moments historiques donnés, l’extrême droite et l’extrême gauche se rejoignent inéluctablement. » (3/12) Interviewé le 3 décembre par « C à vous » et le 4 dans Le Figaro, Pascal Perrineau fait passer le même message :
- Le Figaro : Y voyez-vous une illustration de ce que vous avez vous-même appelé le « gaucho-lepénisme » ?
- Pascal Perrineau : […] Il ne faut pas s’étonner qu’une gauche très prompte à dénoncer le « fascisme » rampant du RN mêle ses voix sans aucune pudibonderie à celles des députés du parti honni verbalement mais fréquentable politiquement. En effet, le rapprochement entre certains secteurs de la gauche et le RN n’est pas une réalité nouvelle. Sur le plan économique et social (retraites, taxation de la spéculation, services publics, antiglobalisation…), les convergences entre les deux extrêmes sont une réalité qui définit un espace où peuvent se mêler des courants apparemment opposés.
Idem dans « C dans l’air », où Nathalie Saint-Cricq dégaine plus vite que son ombre pour être celle qui, parmi quatre invités à l’unisson, répondra à l’une des questions de téléspectateurs opportunément choisie par France 5 :
- Caroline Roux : Cette question de Franck, à Paris : « LFI et le RN ne sont-ils pas plus proches politiquement qu’on ne le pense ? »
- Nathalie Saint-Cricq : Bah si, ils le sont ! […] C’est vrai qu’il y a eu un rapprochement idéologique, c’est-à-dire en gros, un combat pour avoir… alors… le Rassemblement national a choisi les ouvriers, LFI [parmi] les perdants a choisi plutôt les banlieues, mais c’est vrai qu’il y a un certain nombre de discours en commun, sur les riches, les abattre, voilà ! Il y a des choses… un peu de populisme en commun disons !(France 5, 2/12)
Spectaculaire.
Mais le bilan est somme toute ordinaire : à la faveur d’une défiguration permanente du réel, triomphe partout un journalisme de parti pris et de commentaire qui se fantasme conseiller le prince. En l’occurrence, deux jours durant, un déballage de pronostics sur le futur Premier ministre – forcément de droite –, rejoué par les commentateurs en écho au rouleau compresseur qui, il y a quelques mois seulement, veillait à faire oublier les résultats des élections législatives...
Haro contre la censure ; anticipation théâtralisée du « chaos » ; centralité du RN dans la mise en scène journalistique de l’actualité ; construction frauduleuse d’une « alliance des populismes » ; saturation de « off » et de « petites phrases » de couloir ; caisse de résonance des postures d’Emmanuel Macron ; course de petits chevaux… Au-delà de son insondable médiocrité, le journalisme dominant fait une nouvelle fois la démonstration de son pluralisme et de sa capacité à s’arranger avec l’actualité politique comme il l’entend, au mépris de toute considération démocratique et avec, pour seul objectif, le maintien de l’ordre.
Pauline Perrenot