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Qu'est-ce que l'écologie sociale (Murray Bookchin)

Wednesday 19 May 2021 à 00:00

Aux énormes problèmes de fond que crée l'ordre social actuel s'ajoutent les énormes problèmes de fond créés par une mentalité qui a commencé à se développer bien avant la naissance du capitalisme, et que ce dernier a entièrement absorbée. Je veux parler de la mentalité structurée par les notions de hiérarchie et de domination, où la domination de l'homme sur l'homme a donné naissance au concept de la domination de la nature comme destin, voire comme nécessité de l'humanité.

Aucune libération n'est possible, aucune tentative d'harmoniser les rapports humains et les rapports entre les hommes et la nature ne pourra réussir si l'on n'a pas éradiqué toutes les hiérarchies, et pas seulement les classes sociales, toutes les formes de domination, et pas seulement l'exploitation économique.

Aucun des principaux problèmes écologiques auxquels nous nous affrontons aujourd'hui ne pourra être résolu sans un changement social profond.

Ce texte est la traduction du premier chapitre de l'ouvrage de , The Ecology of Freedom: the Emergence and Dissolution of Hierarchy, publié en 1982. La préface provient de l'édition italienne, le reste de la version anglaise traduite par Bernard Weigel.

Introduction

Aux énormes problèmes de fond que crée l'ordre social actuel s'ajoutent les énormes problèmes de fond crées par une mentalité qui a commencé à se développer bien avant la naissance du , et que ce dernier a entièrement absorbée. Je veux parler de la mentalité structurée par les notions de hiérarchie et de domination, où la domination de l'homme sur l'homme a donné naissance au concept de la domination de la nature comme destin. Voire comme nécessité de l'humanité. Que la pensée écologique ait commencé à faire passer l'idée que cette conception du destin de l'humanité est pernicieuse a tout lieu de nous réconforter. Toutefois, on ne comprend pas encore clairement comment cette conception est apparue, pourquoi elle persiste et comment l'éliminer. Il faut bien plutôt étudier les origines de la hiérarchie et de la domination si l'on veut porter remède au désastre écologique.

Le fait que la hiérarchie sous toutes ses formes — domination des vieux sur les jeunes, des hommes sur les femmes, de l'homme sur l'homme dans le rapport de caste, d'éthnie ou sous toutes les autres formes de stratifications sociales — ne soit pas reconnu comme un système de domination plus ample que le rapport de classe est une des carences les plus évidentes de la pensée radicale. Aucune libération n'est possible, aucune tentatives d'harmoniser les rapports humains et les rapports entre les hommes et la nature ne pourra réussir si l'on n'a pas éradiqué toutes les hiérarchies, et pas seulement les classes sociales, toutes les formes de domination, et pas seulement l'exploitation économique.

Ces idées constituent le cœur même de ma conception de l'. Je souligne l'adjectif social en matière écologique pour introduire un autre concept clef : aucun des principaux problèmes écologiques auxquels nous nous affrontons aujourd'hui ne pourra être résolu sans un changement social profond. Les implications de cette idée n'ont pas encore été assimilés entièrement par le mouvement écologique. Si on les porte à leur conclusion logique, cela signifie qu'on ne peut pas songer à transformer la société actuelle un petit peu à la fois, par de petits changements. En outre, ces petits changements peuvent n'être que des coups de frein réduisant un peu la vitesse effrénée avec laquelle la biosphère est en train d'être détruite.

Certes il nous faut gagner autant de temps que possible, dans cette course contre le biocide, et il faut tout mettre en œuvre pour ne pas nous faire dépasser. Néanmoins, le biocide se poursuivra si nous ne parvenons pas à convaincre les gens qu'un changement radical est indispensable et qu'il faut s'organiser à cette fin. Il faut accepter le fait que la société capitaliste actuelle doit être remplacée par ce que j'appelle la société écologique, une société qui implique les changements sociaux radicaux indispensables pour éliminer les abus perpétrés contre l'environnement.

La nature de cette société écologique exige aussi des réflexions et des débats sérieux. Certaines conclusions sont évidentes. Une société écologique doit être non hiérarchique, sans classes, si l'on veut éliminer l'idée même de domination sur la nature. À ce sujet, on ne peut éviter de revenir aux fondements de l'anarchisme tels que les propose un Kropotkine, aux grands idéaux éclairés de raison, de liberté, d'émancipation par l'instruction, tels que les proposent un Malatesta ou [des] Berneri. Mieux encore, les idéaux humanistes qui guidèrent par le passé les théoriciens de l'anarchisme doivent être retrouvés dans leur entièreté et prendre la forme d'un humanisme écologique qui incarne une nouvelle rationalité, une nouvelle conception de la science et de la technologie : autant de thèmes que je présente dans cet ouvrage.

Si je rappelle les idéaux éclairés des penseurs libertaires, ce n'est pas seulement en fonction de mes prédilections idéologiques. Il s'agit plutôt d'idées qui ne peuvent être mises de côté par aucune personne engagée dans la lutte écologique. Aujourd'hui, dans le monde entier, les mouvements écologiques sont mis devant des choix inquiétants. D'une part on voit se diffuser, venant d'Amérique du nord, une sorte d'épidémie spirituelle anti-rationaliste : au nom du retour à la nature, elle évoque des atavismes irrationnels, des mysticismes, des religions « païennes ». Le culte de « déesses », des traditions « paléolithiques » ou « néolithiques » selon les goûts, des rituels de type vaudou ou autres, tout ce courant de « l'écologie profonde » se présente comme une nouvelle spiritualité. Le phénomène n'est pas innocent : il est souvent teinté d'un néo-malthusianisme perfide qui ne voit pas de mal à laisser mourir de faim les pauvres, surtout les victimes de pénurie dans le tiers monde, pour freiner l'évolution démographique. La Nature, nous dit-on, doit être libre de suivre son cours : la faim, les pénuries ne seraient pas causées par les industries agro-alimentaires ni par l'exploitation des sociétés transnationales, ni par les rivalités impérialistes, ni par les guerres civiles nationalistes : elles ne proviennent que de la surpopulation. Ainsi les problèmes écologiques sont vidés de tout contenu social et réduits à une interaction mythique de « forces naturelles » prenant souvent des intonations racistes qui puent le fascisme.

D'un autre côté, on voit émerger un mythe technocratique selon lequel la science et la technique pourraient résoudre tous les maux de notre environnement. Comme dans les utopies de H. G. Wells, on nous demande de croire qu'il nous faut une nouvelle élite qui planifie la solution de la crise écologique. Ce genre de fantaisies sont implicites dans la conception du « vaisseau spatial terre » (pour reprendre la métaphore grotesque de Buckminster Fuller), qui pourrait être manipulé par l'ingénierie génétique, nucléaire, électronique, politique… On nous rebat les oreilles avec des idées comme la nécessité d'une plus grande centralisation de l'État, de la création de méga-États, parallèle effrayant avec les sociétés transnationales. Et de même que la mythologie s'est diffusée parmi les écolo-mystiques, les partisans du primitivisme version écologique, de même la théorie des systèmes a-t-elle acquis une grande popularité parmi les écolo-technocrates, champions du futurisme version écologique. Dans les deux cas, les idéaux libertaires des lumières — la valorisation de la liberté, de l'instruction, de l'autonomie individuelle — sont niés par la prétention symétrique de ces deux courants de courir à reculons vers un « passé obscur », mythifié et sinistre, ou de se catapulter vers un avenir radieux, mais tout autant mythifié et sinistre.

Le message de l'écologie sociale n'est ni primitiviste ni technocratique. Elle cherche à définir la place de l'humanité dans la nature — place singulière, extraordinaire — sans tomber dans un monde préhistorique anti-technocratique ni partir sur un vaisseau de science-fiction. L'humanité fait partie de la nature, même si elle diffère profondément de la vie non humaine par la capacité qu'elle a de penser conceptuellement et de communiquer symboliquement. La nature, pour sa part, n'est pas un écran panoramique à regarder passivement : c'est l'ensemble de l'évolution, l'évolution dans sa totalité, tout comme l'individu est toute sa biographie et non pas la somme des données numériques qui mesurent son poids, sa taille, voire son « intelligence ». Les êtres humaines ne sont pas une forme de vie parmi les autres, juste un peu spécialisée pour occuper une des niches écologiques du monde naturel. Ce sont des êtres qui, potentiellement, peuvent rendre consciente l'évolution biotique et l'orienter consciemment. Je ne prétends pas par là que l'humanité parviendra jamais à avoir une connaissance suffisante de la complexité du monde naturel pour pouvoir prendre le gouvernail de l'évolution naturelle et la diriger à son gré. Ce que je dis sur la spontanéité, dans le chapitre publié ci-après, m'incite à conseiller la plus grande prudence dans les interventions sur le monde naturel.

Parenthèse nordique

Les anciennes légendes nordiques nous parlent d'un temps où tous les êtres se répartissaient leurs domaines en ce monde : les dieux occupaient un domaine céleste, Ásgård, et les hommes vivaient dans l'Empire-du-milieu, Midgård, sous lequel s'étendait Niflheim, domaine de ténèbres et de glaces, celui des géants, des nains et des morts. Ces trois domaines étaient reliés entre eux par un énorme frêne, l'Arbre cosmique [1], dont la cime se déployait dans les cieux et dont les racines pénétraient jusqu'aux extrêmes profondeurs de la terre.

Bien qu'il soit rongé sans relâche par les animaux, l'Arbre cosmique restait éternelle. Les dieux, qui l'avaient façonné, présidaient à la tranquilité précaire de ce monde. Ils avaient chasser leurs ennemis, les géants, au pays des glaces. Le loup Fenrir était enchaîné, et le grand serpent de Midgård tenu en respect. Malgré les menaces cachées, la paix universelle regnait, et l'abondance, pour les dieux, les hommes et tous les êtres vivants. Odin, dieu de la Sagesse, dominait toutes les autres déités ; le plus sage et le plus fort, il veillait aux combats des hommes, choisissait les plus héroïques des victimes et les conviait au festin dans son immense forteresse, le Walhalla. Thór, fils d'Odin, n'était pas seulement un puissant guerrier, défenseur d'Ásgård contres les géants rebelles, c'était aussi un dieu d'ordre, qui veillait à ce que les hommes tiennent leur parole et respectent les traités. Il y avait des dieux et des déesses de l'abondance, de la fertilité, de l'amour, des lois, de la mer et des navires, et une multitude d'esprits animistes habitant chaque être et chaque chose de la terre.

Mais l'ordre du monde commença à s'ébranler lorsque les dieux, avides de richesses, voulurent, en la torturant, arracher ses secrets à la sorcière Gullveig, la faiseuse d'or. La discorde se mit alors à sévir parmi les dieux et les hommes. Les dieux rompirent leurs serments ; la corruption, la perfidie, la rivalité et l'avarice prenaient possession du monde. Avec la rupture de l'unité primordiale, les jours des hommes et des dieux, de Midgård et d'Ásgård, étaient comptés. La violation de l'ordre du monde mènerait inexorablement au Ragnaröck — à la mort des dieux dans une bataille gigantesque devant le Walhalla. Les dieux se jetteraient dans un combat terrible avec les géants, le loup Fenrir et le serpent de Midgård. Lors de la destruction mutuelle de tous les combattants, l'humanité elle-même périrait ; et seul subsisterait le roc submergé par l'océan, dans un abîme de froid et d'obscurité. Cependant, après être ainsi retombé dans le chaos de ses origines, le monde renaîtrait, guéri de ses maux antérieurs et de la corruption qui l'avait détruit. Et le nouveau monde qui surgirait de l'abîme ne connaîtrait plus cette fois de catastrophe finale, car la prochaine génération de dieux et de déesses aurait tiré la leçon de ceux et celles qui l'avait précédée. La voyante qui nous offre cette prédiction affirme qu'à partir de ce moment les troupes fidèles jouiront du bonheur dans les jours des âges [2].

Il y a plus, nous semble-t-il, dans cette cosmographie nordique, que le vieux thème de l'éternel retour, que cette notion d'un temps enroulant en cycles perpétuels naissance, maturité, mort et renaissance. Nous sommes bien plutôt en présence d'un prophétisme modelé par les chocs de l'histoire ; la légende appartient à ce domaine peu exploré de la mythologie que l'on pourrait appeler mythes de désintégration. Nous savons que la légende de Ragnaröck est fort ancienne, mais nous ignorons à peu près tout du moment où elle apparaît dans l'évolution des sagas scandinaves. Le christianisme, avec ses promesses de récompenses éternelles, est, on le sait, parvenu chez les peuples scandinaves plus tard que chez tous les autres grands groupes ethniques d'Europe occidentale. Depuis longtemps, le contact avait été établi entre le Nord païen et les marchands du Sud. Lors des invasions normandes en Europe, les lieux sacrés du Nord se couvrirent d'or profane, et la course aux richesses rompit les liens du sang. Les hiérarchies fondées sur la vaillance cédaient le pas à des systèmes dans lesquels la richesse déterminait les privilèges. Clans et tribus se disloquaient ; les serments entre les hommes, ferments de l'unité de ce monde primordial, étaient bafoués, et la fontaine magique, où s'abreuvait l'Arbre cosmique, obstruée par les débris du négoce. Les frères affrontés se feront fratricides, se lamente la voyante, les parents détruiront leur propre parenté… temps de la foudre et du fauve avant que le monde s'effondre.

Deux perspectives

Ce qui nous trouble dans ces mythes de désintégration, ce n'est pas tant leur histoire que leurs prophéties. Tout comme les anciens Scandinaves et, plus encore peut-être, à l'instar des hommes du moyen-âge finissant, nous avons le sentiment que notre monde, lui aussi, s'effondre — dans ses institutions, sa culture, ses bases matérielles mêmes. Qu'une ère nouvelle, paradisiaque, s'ouvre à nous, ou que nous soyons à la veille d'une catastrophe semblable au Ragnaröck nordique, cela est encore incertain, mais le temps du compromis entre passé et avenir dans un présent ambigu ne peut être que de courte durée. La tendance à la reconstruction et la tendance à la destruction sont, à notre époque, trop antagonistes pour autoriser une réconciliation. L'horizon social nous laisse entrevoir deux perspectives violemment opposées : d'une part, celle d'un monde rendu harmonieux grâce à une sensibilité écologique fondée sur la qualité de l'engagement vis-à-vis de la communauté, sur l'entraide et des technologies nouvelles ; d'autre part, la terrible perspective d'un désastre thermonucléaire, quelle qu'en soit la cause. C'est ainsi que notre monde devrait connaître selon toute apparence, ou bien des changements révolutionnaires de telle nature que les rapports sociaux, et l'idée même que les hommes se font de l'existence, en seraient radicalement transformés, ou bien une apocalypse qui mettrait un terme au bail de l'humanité sur la planète.

La tension entre ces deux perspectives a déjà ébranlé le moral de l'ordre social traditionnel. La période dans laquelle nous sommes entrés n'est plus celle de la stabilité, mais de la décadence des institutions. Partout augmente la désaffection à l'égard des formes, des aspirations, des exigences, et surtout des institutions de l'ordre établi. La manifestation la plus spectaculaire et la plus exaltée de cette désaffection s'est produite dans les années 1960, lorsque la révolte des jeunes s'épanouit en ce qui semblait alors devoir être une contre-culture. Il s'en faut que la contestation et le nihilisme des jeunes aient été les seules marques de cette période. La valorisation d'une sensualité nouvelle, de nouveaux styles de vie communautaire, les changements vestimentaires, dans le langage, la musique, le tout porté par le sentiment de l'imminence d'une transformation sociale, ont profondément infuencé une partie importante de cette génération. S'il y eut reflux, il est encore trop tôt encore pour en discerner le sens : retraite historique ou transformation en un authentique projet de développement social et humain. Que les symboles de ce mouvement aient fini par devenir les produits d'une nouvelle industrie culturelle n'altèrent en rien la portée qu'il a pu avoir. La société occidentale ne sera plus jamais la même — en dépit des sarcasmes des professeurs et autres critiques du narcissisme.

Ce mouvement incessant de désinstitutionnalisation et de délégitimation tire toute son importance du fait qu'il prend sa source au niveau d'une couche très vaste de la société occidentale. Car cette désaffection n'est pas seulement le fait des plus pauvres, elle est également répandue dans les milieux relativement aisés, elle touche non seulement les jeunes, mais aussi leurs aînés, aussi bien victimes flagrantes de l'injustice que ceux qui jouissent d'apparents privilèges. L'ordre régnant est en passe de s'aliéner la loyauté des couches sociales qui se portaient traditionnellement à son secours et chez lesquelles il était fermement implanté aux époques précédentes.

Aussi déterminante que soit cette décadence des institutions et des valeurs, elle ne suffit pas à rendre compte de tous les problèmes auxquels doit faire face la société actuelle. Compénétrant la crise sociale, une autre crise a surgi, directement liée à l'exploitation de la planète par l'homme[3]. La société en place est non seulement confrontée à l'effondrement de ses institutions et de ses valeurs, mais encore à celui de son environnement naturel. Ce problème n'appartient pas en propre à notre époque. La sécheresse des étendues désertiques du Proche-Orient, berceau de l'agriculture et de l'urbanisme, témoigne d'une dilapidation humaine passée, mais cet exemple fait pâle figure en regard de la destruction massive de l'environnement accomplie depuis l'époque de la révolution industrielle, et surtout depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les dommages infligés à l'environnement par la société contemporaine sont à l'échelle de la planète. Un nombre incalculable de livres ont été consacrés aux énormes pertes en sol productif enregistrées chaque année dans presque toutes les régions du globe ; à l'étendue de la destruction de la couverture végétale dans les zones vulnérables à l'érosion ; aux incidents mortels dûs à la pollution de l'air dans les grands centres urbains ; à la propagation sur toute la planète d'agents toxiques utilisés par l'agriculture, l'industrie et les installations produisant de l'énergie ; à la présence croissante, dans l'environnement humain immédiat, de substances chimiques provenant des déchets industriels, des résidus d'insecticides et des additifs alimentaires. L'exploitation et la pollution de la terre ont porté atteinte non seulement à l'atmosphère, au climat, aux eaux, aux sols, à la flore et à la faune de certaines régions en particulier, mais aussi aux cycles naturels fondamentaux dont dépendent tous les êtres vivants.

La puissance destructrice de l'homme moderne n'est cependant rien d'autre que la preuve donquichottesque de sa capacité de reconstruction. Parmi les puissants agents technologiques que nous avons déchaînés contre l'environnement, beaucoup sont précisément ceux auxquels nous devrons faire appel pour sa reconstruction. Les connaissances et les instruments matériels nécessaires pour promouvoir une nouvelle harmonie entre humanité et nature, entre l'humain et l'humain, sont en grande partie à notre disposition ou facilement réalisables. Parmi les principes physiques appliqués à la construction d'équipements aussi manifestement nuisibles que les centrales électriques classiques, les véhicules à forte consommation d'énergie, les installations minières de surface, et j'en passe, nombreux sont ceux qui pourraient servir à l'élaboration de systèmes pour produire de l'énergiesolaire et éolienne à petite échelle, des moyens de transports efficaces et des habitations économisant l'énergie. Ce qui nous fait cruellement défaut, c'est la prise de conscience et la sensibilité qui nous permettraient d'atteindre ces objectifs si fortement souhaitables — une sensibilité et une conscience de beaucoup plus grande envergure qu'il n'est coutume d'entendre par ces mots. Notre définition ne doit pas seulement comporter la capacité de raisonner logiquement et de réagir émotionnellement dans une perspective humaniste ; elle doit aussi impliquer la perception vive des liens qui unissent les choses et une vision créatrice du possible. À cet égard, Karl Marx avait tout à fait raison de souligner que la révolution qu'exigeait notre époque devait puiser sa poésie non dans son passé, mais dans l'avenir, dans le potentiel d'humanité gisant dans les profondeurs de la vie sociale.

Cette conscience et cette sensibilité nouvelles ne peuvent pas être uniquement poétiques ; elles doivent aussi être scientifiques. De fait, à un certain niveau de notre conscience, celle-ci ne peut plus être ni poésie ni science, mais, allant au-delà de l'une et de l'autre vers un nouveau domaine de la théorie et de la pratique, elle doit inventer l'art de marier rêve et raison, logique et imagination, vision créatrice et technique. Nous ne pouvons rejeter notre héritage scientifique, c'est à dire revenir à une technologie rudimentaire et à ses chaînes : l'insécurité matérielle, le labeur épuisant, la renonciation. Pas plus que nous ne pouvons nous laisser assujettir à celles du monde des machines, déshumanisé par la technologie : l'aliénation, la concurrence, et le brutal déni des possibilités humaines. La poésie et l'imagination doivent s'intégrer à la science et à la technologie, car nous avons dépassé le stade d'une innocence pouvant se nourrir exclusivement de rêves et de mythes.

Une discipline scientifique

Existe-t-il une discipline scientifique qui admette l'indiscipline du rêve, de l'imagination, de l'inventivité ? Qui puisse embrasser les problèmes soulevés par les crises que connaît notre temps, dans la société et l'environnement ? Qui soit capable d'associer critique et reconstruction, théorie et pratique, vision créatrice et technique ?

Il y a toujours eu un lien très étroit, depuis la Renaissance, entre les progrès fondamentaux des sciences naturelles et les bouleversements de la pensée sociale. Au XVIème et XVIIème siècles, l'astronomie et la mécanique naissantes, avec leur ouverture libératrice sur un univers héliocentrique et l'unité entre le mouvement cosmique et le mouvement local, trouvèrent une contrepartie dans des idéologies sociales tout aussi rationnelles et critiques. Les Lumières ont apporté une prise en considération nouvelle des sensations et la revendication pour la raison humaine de faire porter son discernement sur un monde jusqu'alors accaparé par le monopole idéologique du clergé. Ce furent ensuite l'anthropologie et la biologie de l'évolution qui mirent à bas les conceptions traditionnelles et statiques de l'aventure humaine et les mythes de la création originelle et de l'histoire comme destinée théologique. En ouvrant de nouvelles perspectives et en mettant en évidence la dynamique séculière de l'histoire sociale, ces sciences ont constitué un puissant renfort pour les nouvelles doctrines socialistes et leurs idéaux de progrès humain issus de la Révolution française.

Face aux gigantesques bouleversements qui nous attendent, notre époque a besoin d'un corpus de savoir — scientifique et social — d'une envergure et d'une profondeur plus grandes, afin de résoudre les problèmes qui se posent à nous. Sans renoncer aux apports des théories scientifiques et sociales antérieures, il nous faut entreprendre une analyse critique plus complète de notre rapport au monde naturel. Nous devons rechercher les fondements d'une approche plus reconstruite des sérieux problèmes posés par les apparentes « contradictions » entre nature et société. Nous ne pouvons plus nous permettre de rester captifs de la tendance de la science classique à disséquer les phénomènes pour en examiner les fragments. Nous devons les associer, les relier, les observer dans leur totalité autant que dans leur spécificité.

C'est pour répondre à ces besoins que nous avons défini une discipline propre à notre temps : l'écologie sociale. Le mot « écologie », plus familier, a été forgé il y a un siècle par Ernst Haeckel pour désigner les recherches concernant l'interaction des animaux et des plantes avec leur milieu inorganique. Depuis Haeckel, le sens s'en est élargi et embrasse maintenant l'écologie des villes, celle de la santé et celle de l'esprit. La prolifération d'un terme à travers des domaines aussi variés peut sembler particulièrement souhaitable pour une époque qui cherche avec tant de ferveur une manière de cohérence intellectuelle et de vision unitaire. Mais elle peut aussi apparaître fort illusoire. À l'instar d'autres nouveaux venus du vocabulaire, holisme, décentralisation, dialectique, le mot écologie court le risque de rester suspendu dans l'air du temps, sans racines, sans contexte ni épaisseur. On s'en sert souvent comme une métaphore séduisante ou d'un slogan, et il perd ainsi le fort potentiel de logique interne qu'il contenait au départ.

La portée radicale de tels mots se trouve donc rapidemment neutralisée. C'est ainsi que « holisme » s'évanouit comme un soupir mystique, dans l'expression rhétorique du compagnonnage et de la communion écologique aboutissant à des salutations à usage interne du type « holistiquement votre ». Ce qui fut en son temps une position philosophique sérieuse se trouve réduit à du kitsch environnementaliste. Décentralisation a pour usage courant le sens d'alternatives logistiques au gigantisme, non celui d'échelle humaine qui rendrait possible une démocratie directe et de proche contact. Quant à l'écologie, son sort est pire encore. Bien trop souvent, tout comme le mot dialectique, elle ne sert que de métaphore, applicable à n'importe quelle forme d'intégration et de développement.

De façon plus troublante encore, le mot sert, depuis quelques années, à désigner une forme assez frustre de gestion technique du milieu naturel que l'on pourrait baptiser environnementalisme.

Je sais bien que beaucoup de ceux dont l'inspiration est authentiquement écologique emploient les termes écologie et environnementalisme façon indistincte. Je souhaite cependant établir ici une distinction sémantique commode. Je propose que soit désignée par le terme environnementalisme une vision mécaniste et instrumentale de la nature, conçue comme un milieu passif composé d'objets tels qu'animaux, plantes, minéraux et autres, qui doivent simplement être traités de telle manière qu'ils rendent mieux service à leur utilisateur humain. L'environnementalisme, selon la définition que j'en donne, a tendance à ne voir dans la nature qu'un immense silo de « ressources naturelles » et de « matières premières ». Dans un tel cadre, le vocabulaire des environnementalistes n'épargne à peu près rien de ce qui pourrait ressortir d'une dimension sociale : les villes deviennent des « ressources urbaines » et leurs habitants des « ressources humaines ». Que le mot ressources apparaisse aussi souvent dans le discours environnementaliste sur la nature, les villes et les gens, est bien plus qu'un point de rhétorique. Alimentation, au sens où j'emploie le terme,tend à se représenter le projet écologique, visant à l'établissement de rapports harmonieux entre humanité et nature, sous la forme d'une trêve plutôt que sous celle d'un équilibre durable. L'harmonie environnementaliste est centrée sur le développement de nouvelles techniques de pillage de la nature, après à perturber le moins possible l'habitat humain. L'environnementalisme ne remet pas en cause le postulat fondamental de la société actuelle, à savoir que la nature doit être dominée par l'homme ; au contraire, il s'efforce de rendre cette idée plus aisément praticable, en développant des moyens qui diminuent les risques encourus du fait de la destruction effrénée de l'environnement.

Pour distinguer l'écologie de l'environnementalisme, et aussi pour la démarquer des définitions abstraites, et souvent absconses, du terme, il me faut revenir à l'usage qui était le sien à l'origine et examiner la pertinence de son application à la société. En bref, l'écologie traite de l'équilibre dynamique de la nature, l'interdépendance du vivant et du non-vivant. Les êtres humains faisant eux aussi partie du monde naturel, cette science doit également s'appliquer au rôle de l'humanité dans la nature — plus particulièrement au caractère, aux formes et à la structure des rapports entre l'humanité et les autres espèces, et avec le substrat inorganique de l'environnement biotique. D'un point de vue critique, l'écologie révèle dans toute sa portée le déséquilibre résultant de la rupture entre l'humanité et le monde naturel. L'une des plus extraordinaires parmi les espèces qu'offre la nature, homo sapiens, a lentement et laborieusement transformé l'environnement naturel dont il est issu en un environnement social propre et unique. Ces deux environnements étant entrés en interaction au cours de phases évolutives extrêmement complexes, il est devenu tout aussi indispensable de parler d'écologie sociale que d'écologie naturelle.

Je le dis tout net : ce serait tourner en dérision la notion d'écologie sociale que d'omettre d'étudier les étapes de l'évolution humaine en question, au cours desquelles s'est formée toute une séquence de hiérarchies, de classes, de cités et finalement d'états. Malheureusement, notre discipline est assaillie par certains qui s'en prétendent les zélateurs et qui s'acharnent à vouloir compresser ces différentes phrases de l'évolution naturelle et humaine et les faire entrer dans une « unité » (et non un tout) universelle, béante nuit où toutes les vaches sont noires, pour emprunter à Hegel un peu de sa causticité[4]. À tout le moins, l'usage que l'on fait habituellement du mot espèces, pour désigner les vivantes richesses qui nous entourent, devrait attirer notre attention sur les notions de spécificité, de particularisme — sur cette abondance et cette variété d'êtres et de choses différenciées qui constituent le véritable objet de l'écologie naturelle. Analyser cet ensemble différentiel, étudier les phases et les interfaces au travers desquelles il s'est constitué et où s'est effectué le long parcours de l'espèce humaine de l'animalité à la société — parcours jalonné de crises et de potentialités — c'est faire de l'écologie sociale l'une des plus puissantes disciplines où nourrir notre critique de l'ordre social actuel.

Mais l'écologie sociale ne propose pas qu'une critique de la rupture entre humanité et nature ; elle pose aussi l'exigence d'y remédier, et même de son indispensable et radical dépassement. Comme l'a souligné E. A. Gutkind[5] , l'écologie sociale a pour objectif la totalité et non la simple accumulation de détails innombrables rassemblés fortuitement et interprétés de façon subjective et insuffisante. Elle est la science des rapports naturels et sociaux au sein de communautés ou écosystèmes[6]. En abordant ces rapports sur le mode holistique, c'est-à-dire sur la base de leur interdépendance mutuelle, l'écologie sociale cherche à démêler les formes et les modèles de relations qui rendent intelligibles une communauté, qu'elle soit naturelle ou sociale. Le holisme, dans ce cas, est le résultat d'un effort conscient pour discerner comment les éléments d'une communauté s'organisent, et de quelle manière sa « géométrie » (comme aurait pu dire les Grecs) fait du tout plus que la somme des parties. Il ne faut donc pas confondre la « totalité » à laquelle fait référence Gutkind avec une « unité » spectrale, sorte de nirvana sans structure dans lequel se dissoudrait le cosmos ; il s'agit au contraire d'une construction riche en articulations variées, possédant une histoire et une logique internes propres.

L'histoire est aussi importante que la forme ou la structure. Dans une très large mesure, l'histoire d'un phénomène est le phénomène lui-même. Nous sommes, réellement, tout ce qui a existé avant nous et nous pouvons à notre tour devenir infiniment plus que ce que nous sommes. Il est étonnant de constater que si peu d'éléments évolutifs des différentes formes de vie se sont perdus au cours de l'évolution naturelle et sociale, et même à l'intérieur de notre propre corps, ainsi que l'atteste le développement de l'embryon. L'évolution nous habite (de même qu'elle habite le monde alentour) sous forme d'éléments constitutifs de notre nature même.

Qu'il me suffise pour l'instant de faire remarquer que la totalité n'est pas la pâle « universalité » indifférenciée impliquant la réduction de tout phénomène à ce qu'il a de commun avec tout le reste. Ce n'est pas non l'omniprésente, la céleste « énergie » qui se substituerait à l'ample différenciation matérielle dont sont faits les règnes naturel et social. Bien au contraire, la totalité inclut l'ensemble disparate de structures, d'articulations, de médiations, où le tout va puiser la riche variété de ces formes et où ce qu'un esprit étroitement analytique réduirait à une suite de détails "innombrable" et "fortuit" acquiert ainsi des propriétés qualitatives uniques.

Des expressions telles que le tout, la totalité, communauté même, sont teintés de nuances menaçantes pour une génération qui a connu le fascisme et autres idéologie totalitaires. Ces mots évoquent l'image d'une « totalité » atteinte au moyen de l'homogénéisation, de la standardisation et d'une coordination répressive des êtres humains. Ces craintes sont renforcées par l'idée d'une « totalité » qui semble donner à l'histoire une finalité inexorable — laquelle suppose une conception supra-humaine, étroitement téléologique, des lois de la société, et refuse à la volonté humaine et au choix individuel la possibilité d'influencer le cours des évènements sociaux. Pareilles notions des lois et de la téléologie ont servi à mettre l'individu sous le joug implacable de forces supra-humaines échappant au contrôle humain. Notre siècle souffre d'une pléthore d'idéologies totalitaires qui, en mettant les hommes au service de l'histoire, leur interdisent de jouer un rôle quelconque au service de leur propre humanité.

Une telle conception totalitaire du « tout » s'oppose de façon très nette à ce que les écologistes entendent par là. Au-delà de ce que nous entendons comme une conscience plus aiguë des formes et des structures, nous en arrivons maintenant à un important principe de l'écologie : la totalité écologique n'est pas une homogéinité immuable, il s'agirait bien plutôt du contraire — d'une dynamique de l'unité dans la diversité. Équilibre et harmonie sont atteints, dans la nature, par la différenciation constante, par une diversité toujours croissante. La stabilité écologique n'est pas fonction de la simplicité et de l'homogéinité, mais de la complexité et de la variété. La capacité d'un écosystème à maintenir son intégrité ne dépend pas de l'uniformité du milieu, mais bien de sa diversité.

Un exemple frappant de ce principe nous est offert par l'expérience des différentes stratégies écologiques en matière de cultures vivrières. Les agriculteurs ont à maintes reprises fait l'expérience de résultats désastreux, dus à cette conception classique de l'agriculture qui donne la priorité à un seul type de récolte, autrement dit la monoculture, pour reprendre un mot qui a fait fortune et qui désigne ces immenses champs de blé ou de maïs qui s'étendent à perte de vue dans de nombreuses régions du monde. Il est notoire qu'en l'absence de culture croisées, lesquelles fournissent à la fois les éléments compensatoires et l'appui mutuel caractéristique des mélanges de populations animales et végétales, la situation agricole d'une région se détériore. Des insectes inoffensifs deviennent des fléaux, leurs barrières naturelles, qui comprenaient oiseaux et petits mammifères, ayant été levées. Les sol, qui ne contient plus en quantité suffisante les vers, les bactéries pouvant fixer l'azote, les engrais végétaux, n'est bientôt plus que sable — support minéral qui absorbera d'énormes quantités de sels azotés inorganiques dont la distribution était auparavant assurée par cycles et selon des rythmes mieux adaptés à la croissance des cultures à l'intérieur de chaque écosystème. Au mépris le plus total de la complexité de la nature et des subtiles nécessités de la vie animale et végétale, les conditions matérielles de l'agriculture sont grossièrement simplifiées ; il faut maintenant, pour en satisfaire les besoins, employer des fertilisants synthétiques très solubles, qui s'infiltreront dans l'eau potable, et de dangereux pesticides, qui laisseront des résidus dans les aliments. Le haut niveau de qualité que la diversité des cultures et des animaux avait autrefois permis d'atteindre, dans des récoltes vivrières dont la valeur nutritive était probablement supérieure et d'où était absents les agents toxiques persistants, est maintenant à peine approché par les monocultures, qui reposent sur des substances chimiques toxiques et des éléments nutritifs grandement simplifiés.

Si l'on considère que la poussée de l'évolution a bien été dans le sens d'une diversité croissante, que la colonisation de la planète par la vie n'a été possible que comme effet de la variété biotique, un sage réexamen des prétentions humaines devrait nous inciter à la prudence lorsqu'il s'agit de bouleverser les processus naturels. Que les êtres vivants, émergeant il y a des millions d'années de leur habitat aquatique primordial pour aller coloniser jusqu'aux régions les plus inhospitalières de la terre, aient pu créer la riche biosphère qui la recouvre actuellement, cela n'a été possible qu'en raison de l'incroyable faculté d'adaptation de la vie et de l'immense héritage de formes accumulées au cours de son long développement. Beaucoup de ces formes, même les plus simples et les plus primitives, n'ont jamais disparu — si grandes qu'aient pu être leurs modifications au cours de l'évolution. Les formes simples d'algues et d'invertébrés, qui caractérisent les commencements des règnes végétal et animal, existent toujours en grand nombre. Elles représentent les conditions préalables à l'existence d'organismes plus complexes, auxquels elles fournissent la subsistance, des mécanismes de décomposition, et jusqu'à l'oxygène et au gaz carbonique de l'atmosphère. Précédant de plus d'un milliard d'années les plantes et mammifères « supérieurs », elles n'en maintiennent pas moins des relations avec leurs descendants plus complexes au sein d'écosystèmes souvent impossibles à démêler.

S'imaginer que la science maîtrise dans ses moindres détails ce vaste ensemble d'interactions organiques et inorganiques est bien pire que de l'arrogance : c'est de la bêtise, nin plus ni moins. S'unité dans la diversité est l'un des principes fondamentaux de l'écologie, l'inépuisable richesse de la flore et de la faune contenue dans un arpent de terre nous amène à un autre postulat écologique de base : la nécessité de laisser à la nature une grande marge de spontanéité. L'impératif catégorique du « respect de la nature » a des conséquences concrètes. Ce serait pure folie de croire que notre connaissance de ce kaléidoscope de formes qu'est la vie, si complexe, si richement et finement construit, et perpétuellement renouvelé, puisse aboutir à une « maîtrise » si grande que nous aurions le champ libre pour manipuler la biosphère.

Il faut donc laisser à la spontanéité de la nature une part considérable de jeu — afin qu'agissent les multiples forces biologiques qui donnent naissance à une situation écologique diversifiée. « Travailler avec la nature » nous oblige à favoriser la variété biotique résultant du développement spontané des phénomènes naturels. Loin de moi l'idée que nous devrions nous en remettre à une « Nature » mythique, inaccessible à la compréhension et à l'intervention humaines, une Nature qui inspirerait aux hommes terreur et soumission. Comme le fait observer avec finesse Charles Elton[7], la conclusion la plus évidente que nous puissions tirer des deux principes écologiques en question est peut-être la suivante :

Il est certes nécessaire de gérer l'avenir du monde, mais plutôt qu'à une partie d'échec, c'est à la conduite d'un navire que cette tâche devrait être comparée.

Ce que nous pouvons espérer de l'écologie, celle de la nature comme celle de la société, c'est qu'elle nous apprenne à découvrir les courants et à comprendre leurs mouvements.

Interdépendance

Ce qui confère à la conception écologique son caractère extraordinairement libérateur, en fin de compte, c'est sa remise en cause des notions classiques de hiérarchie. Il est important de souligner que cette remise en question est implicite : il faut la faire surgir, non sans difficultés, du discours de l'écologie, tout imprégné des partis pris du scientisme traditionnel. Les écologistes ont rarement conscience des forts arguments philosophiques que peut fournir leur discipline en faveur d'une vision non hiérarchique de la société. Comme de nombreux savants, ils répugnent aux généralisations philosophiques, étrangères selon eux à leur recherche et à leurs conclusions — préjugé qui est lui-même tout une philosophie, qui s'enracine dans la tradition de l'empirisme anglo-américain. En outre, suivant en cela leurs collègues d'autres disciplines, leur conception de la science est formée sur le modèle de la physique. Ce préjugé, qui remonte à l'époque de Galilée, a eu pour effet la très large acceptation, par les milieux écologiques, de la théorie des systèmes. Bien que cette théorie ait sa place dans le répertoire scientifique, le risque est grand toutefois qu'elle se transforme en une théorie générale, quantitative et réductionniste des systèmes d'énergie, au cas où elle prévaudrait sur les descriptions qualitatives des écosystèmes, fondées sur l'évolution biologique, la diversité et une vision holistique. Quels que soient les mérites de la théorie des systèmes à rendre compte des flux énergétiques au sein des écosystèmes, la primauté que donne cette analyse à l'aspect quantitatif la conduit à ne voir dans les formes vivantes que de simples consommateurs et producteurs de calories.

Après cette mise en garde, je dois insister sur l'impossibilité qu'il y a à décrire les écosystèmes de façon satisfaisante en termes de hiérarchie. La question de savoir s'il existe, dans les communautés animales et végétales et au sein d'une même espèce, des individus « dominants » et d'autres « soumis » pourrait faire l'objet d'une très longue discussion. Mais attribuer un rang à chaque espèce à l'intérieur d'un écosystème, c'est à dire effectuer un classement entre les espèces, voilà bien de l'anthropomorphisme, et des plus vulgaires. Comme le fait observer Alison Jolly [8], le concept de hiérarchies animales a une histoire mouvementée. Schjelderup-Ebbe, qui avait découvert la hiérarchie du becquetage chez les poules, élargit sa trouvailles aux dimensions d'une théorie teutonique du despotisme universel. C'est ainsi que l'eau usant la roche était “dominante”. (…) Schjelderup-Ebbe appliqua le terme de dominance au classement hiérarchique des animaux, et de nombreux chercheurs se mirent à reconnaître, tout satisfaits, des hiérarchies de dominance dans de nombreux groupes de vertébrés.

Si l'on s'avise que tout écosystème peut aussi être considéré comme une chaîne alimentaire, on peut se le représenter sous la forme d'un réseau circulaire, d'un entrelacs de relations entre plantes et animaux (plutôt que comme une pyramide stratifiée au sommet de laquelle se tiendrait l'homme) dont font partie des créatures aussi fortement différenciées que les micro-organismes et les grands mammifères. Quiconque examine pour la première fois le diagramme d'une telle chaîne alimentaire est déconcerté par l'impossibilité de repérer un point d'entrée dans le réseau. On peut parcourir la chaîne à partir d'un point quelconque, elle nous y ramènera toujours sans ménager aucune sortie apparente. Mis à part l'énergie provenant de la lumière solaire (et diffusée par radiation), le système, selon toute apparence, est clos. Chaque espèce, qu'il s'agisse de bactéries ou de biches, est enchaînée aux autres dans un réseau d'interdépendance, même si les liens sont indirects. Dans la chaîne, le prédateur est aussi une proie, même si les organismes les plus « inférieurs » ne font que l'affaiblir par des maladies ou contribuent à le consommer après sa mort.

La prédation n'est pas non plus le seul lien qui unit une espèce à l'autre. Il existe déjà une littérature florissante qui montre à quel point le mutualisme symbiotique est un facteur important en faveur de la stabilité écologique et de l'évolution biologique. On constate chez les animaux et chez les plantes, une adaptation permanente qui leur permet de s'apporter, sans le savoir, une aide réciproque (que ce soit par l'échange de fonctions biochimiques mutuellement bénéfiques ou dans le cas toujours spectaculaire d'une assistance physique) ; une perspective entièrement nouvelle s'ouvre ainsi sur la nature des écosystèmes, sur leur stabilité et leur développement.

Plus la chaîne alimentaire est complexe et moins elle perd de sa stabilité lorsqu'une ou plusieurs espèces en sont retirées. D'où l'immense importance qu'il faut accorder à la complexité et à la diversité entre espèces à l'intérieur d'un système pris dans son ensemble. Un effondrement marquant se produira dans des écosystèmes simples, tels que ceux des régions arctiques et désertiques, par exemple si l'on extermine les loups qui contrôlent les populations d'herbivoresou si l'on fait disparaître une proportion importante des reptiles qui contrôlent les populations de rongeurs dans les écosystèmes arides. En contraste, les écosystèmes des régions tempérées et tropicales, peuplées par une flore et une faune très variées, peuvent supporter sans grands bouleversements la perte de certains carnivores ou herbivores.

Communautés vs. sociétés

Pour quelle raison des termes empruntés aux hiérarchies sociales humaines acquièrent-ils une force remarquable lorsqu'il s'agit de décrire les relations unissant plantes et animaux entre eux ? Y a-t-il vraiment dans un écosystème un « roi des animaux » et « vils serfs » ? Certains insectes en réduisent-ils d'autres à « l'esclavage » ? Une espèce peut-elle en « exploiter » une autre ?

L'usage indiscriminé qui est fait de ces termes en écologie soulève d'importants problèmes. Que ces mots soient porteurs d'une très forte charge de valeur sociale est une évidence trop flagrante pour justifier une longue discussion. Beaucoup de gens font preuve d'une touchante crédulité dans la manière qu'ils ont de considérer la nature comme une dimension de la société. Les grognements d'un animal ne le rendent pas « méchant » ou « sauvage », pas plus qu'il ne « se conduit mal » ou qu'il ne « mérite » une punition simplement parce qu'il réagit de façon appropriée à certains stimuli. En jugeant ainsi les phénomènes naturels d'un point de vue anthropomorphique, on dénie à la nature sa dimension propre. Plus sinistre encore est l'emploi de concepts hiérarchiques pour conférer aux phénomènes naturels « ordre » et « intelligibilité ». Ce procédé a pour effet de renforcer les hiérarchies humaines en justifiant la domination des hommes et des femmes comme étant un trait inhérent à « l'ordre naturel ». La supériorité de l'espèce humaine se voit transcrire dans le code génétique en tant que réalité biologique immuable — de même que la subordination des enfants aux adultes, des femmes aux hommes, des hommes à d'autres hommes.

La confusion même qui préside à l'usage de termes hiérarchiques dans la mise en ordre des différenciations naturelles ne va pas sans incohérence. La « reine » des abeilles ignore qu'elle est reine. L'activité fondamentale d'une ruche vise la reproduction, et la « division du travail » qu'on veut y voir, pour reprendre une expression grossièrement abusive, n'a aucun sens, s'agissant d'un vaste organe sexuel qui n'accomplit aucune fonction économique véritable. Une ruche sert à produire de nouvelles abeilles. Le miel qu'en tirent hommes et animaux est une largesse de la nature : au sein de l'écosystème, les abeilles sont mieux adaptées à la satisfaction des besoins reproductifs des plantes, par la diffusion du pollen, qu'à celle des besoins animaux importants. L'analogie entre la ruche et la société, qui a paru irrésistible à tant de théoriciens, illustre de façon frappante à quel point nos vues sur la nature sont modelés par des intérêts sociaux qui nous sont propres.

Aborder les prétendues hiérarchies des insectes de la même manière que celles qu'on veut voir chez d'autre animaux, ou pire, choisir d'ignorer totalement les fonctions très différentes accomplies par les différentes communautés animales, c'est pousser le raisonnement analogique jusqu'à l'absurde. Si la nature des liens entre primates semble impliquer dominance et soumission, les raisons en sont fort diverses. Et cependant ils sont traités sous la même catégorie « hiérarchique » que les insectes « sociaux » — malgré les différentes formes que prennent, chez les premiers, les liens en question et leur stabilité précaire. On cite les babouins des savanes africaines comme formant les troupes les plus rigidement hiérarchisées parmi les primates, mais cette rigidité se dissout lorsqu'on considère leur « classement » dans un habitat forestier. Dans les savanes même, on peut se demander si les mâles alpha gouvernent, contrôlent ou coordonnent les rapports parmi la troupe. N'importe lequel de ces termes peut être justifié par divers arguments, mais chacun possède une signification nettement distincte de celle qui est la sienne lorsqu'il s'applique à un contexte social humain. Ce qui apparaît comme un harem, avec son « patriarche », peut n'être qu'une configuration sexuelle aussi floue qu'une maison de tolérance, selon que telle ou telle femelle soit en rut, que des changements se soient produits dans le milieu, ou que le primate « patriarche » manifeste simplement son embarras dans son ensemble.

Les babouins, il est bon de le souligner, ne sont pas des singes anthropoïdes, malgré la similarité présumée de leur habitat de savane et celui des premiers hominiens. Leur branche s'est séparée du tronc évolutif commun des anthropoïdes il y a plus de vingt millions d'années. Nos plus proches cousins dans l'évolution, les grands singes, semblent devoir réduire à néant les préjugés dont j'ai parlé au sujet de la hiérarchie. Parmi les quatres espèces de grands singes, les gibbons ne possèdent à première vue aucun système « hiérarchique ». Chez le chimpanzé, considéré par de nombreux primatologistes comme celui des grands singes le plus semblable à l'homme, les formes que prend la « stratification » sont si variables et (selon les caractéristiques écologiques du territoire, qui peuvent être fortement affectées par la présence de chercheurs) les types d'associations qui s'établissent sont si instables que le mot hiérarchie devient un obstacle à la compréhension des caractéristiques de son comportement. L'orang-outan ne semble guère connaître ces prétendus rapports de dominance et de soumission. Les gorilles des montagnes, malgré leur terrible réputation, ne présentent pas de « stratification » importante, sauf lors de menace de prédateurs ou d'agression interne.

Tous ces exemples apportent quelques justifications au reproche que fait Elise Boulding à ceux qui ont traité du parallèle entre l'homme et l'animal d'avoir, dans leur goût immodéré de la hiérarchie et du patriarcat, « donner la préférence au babouin plutôt qu'au Gibbon comme modèle du comportement des primates »[9]. À la différence du babouin, fait-elle observer, le gibbon est plus proche de nous physiquement et, ajouterions nous, plus proche aussi sur l'arbre évolutif des primates. « Le choix de tel ou tel modèle du comportement des primates est, de toute évidence, déterminé culturellement, conclut-elle. Qui voudrait ressembler aux gibbons, paisibles, végétariens, partageant leur nourriture, chez qui les pères, lorsqu'il s'agit d'élever les enfants, y prennent une aussi grande part que les mères, et où chacun vit en petits groupes familiaux en dehors desquels on ne s'assemble guère ? Il vaut beaucoup mieux se comparer aux babouins, qui vivent en groupes importants et solidement unis, jalousement fermé aux babouins étrangers, où tout le monde sait qui commande, et chez qui la mère prend soin des petits tandis que le père s'en va chasser ou pêcher. »

Et encore Boulding fait-elle trop de concessions au sujet des primates des savanes. Même en élargissant le sens du mot dominance pour l'appliquer aux « reines » des abeilles et aux babouins « alpha », on peut difficilement parler de domination en ce qui concerne des actes particuliers de contraintes entre individus, d'animal à animal. Tel ou tel acte ne constitue pas une institution, tel ou tel épisode ne fait pas l'histoire. Et les schémas des comportement des insectes, fortement structurés et enracinés dans l'instinct, sont trop inflexibles pour être considérés comme sociaux. À moins que l'on donne au mot hiérarchie le sens cosmique de Schjelderup-Ebbe, dominance et soumission doivent s'appliquer à des rapports institutionnalisés, des rapports que les êtres vivants instituent ou créent littéralement, mais qui ne sont jamais implacablement fixés par l'instinct d'une part, ni n'ont un caractère d'idiosyncrasie d'autre part. J'entends par là que ces rapports doivent impliquer une structure spécifiquement sociale, dont l'échelle de contraintes et de privilèges existe en dehors des idiosyncrasies individuelles qui peuvent apparaître comme dominantes au sein d'une communauté donnée, autrement dit une hiérarchie inspirée par une logique sociale allant au-delà des interactions individuelles et des schémas innés de comportement[10].

Ces caractéristiques sautent aux yeux lorsque nous avons affaire à des sociétés humaines, et que nous parlons par exemple de bureaucraties qui « s'auto-perpétuent », en les considérant sans considération individuelle des bureaucrates qui les composent. Toutefois, lorsqu'il s'agit de primates non humains, la hiérarchie, le statut, la domination que l'on croit communément reconnaître chez ces animaux sont précisément les idiosyncrasies de comportement de certains individus. Mike, le chimpanzé alpha de Jane van Lawick-Goodall, avait acquis son « statut » en donnant la charge à un groupe de mâles tout en produisant un vacarmes assourdissant à l'aide de deux bidons d'essence vides qu'il frappait l'un contre l'autre[11]. à ce point de son récit, van Lawick-Goodall se demande si Mike aurait pu devenir un mâle alpha sans les bidons d'essence. En guise de réponse, elle suggère que « l'usage d'objets fabriqués par l'homme est probablement le signe d'une intelligence supérieure ». Devient-on mâle alpha en raison d'une vague différence d'intelligence plutôt qu'en fonction de l'agressivité, du caprice, ou de l'arrogance ? Quoi qu'il en soit, tout cela témoigne plus de la subtile projection de valeurs humaines historiquement déterminées que de l'objectivité scientifique que l'éthologie se plaît à revendiquer.

Les apparentes caractéristiques hiérarchiques de nombreux animaux ressemblent plus aux variations entre les anneaux d'une chaîne qu'aux stratifications qu'on voit s'établir dans les sociétés et les institutions humaines. Même les prétendues sociétés de classes des Indiens du Nord-Ouest sont, comme nous le verrons, des chaînes de relations interindividuelles, alors que les premiers envahisseurs euro-américains, projetant sur les Indiens l'image de leur propre société, ont voulu y voir des liens de classe entre couches sociales. Les actes ne sont pas des institutions et des épisodes ne constitue pas l'histoire ; de même des traits du comportement individuel ne suffisent pas à former des classes ou des couches sociales. Ces dernières sont faites d'un matériaux moins meuble et on une vie propre, distincte des personnalités qui en forment la substance.

École de Chicago

Comment l'écologie pourra-t-elle éviter le raisonnement analogique qui donne si souvent à l'éthologie et à la sociobiologie l'aspect de fallacieuses projections de la société humaine dans la nature ? Existe-t-il des concepts capables de donner une signification commune, à la fois dans la nature et dans la société, à l'unité dans la diversité, à la spontanéité naturelle, aux rapports non hiérarchiques ? Compte tenu des nombreux principes mis en évidence par l'écologie de la nature, pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Et pourquoi ne pas introduire dans l'étude de la société d'autres notions écologiques, fussent-elles moins séduisantes, telles que la prédation et l'agression ?

La plupart de ces points sont devenus, au début du XXème siècle, autant de questions essentielles de la théorie sociale, lorsque l'École de sociologie urbaine de Chicago[12] mit tout son zèle à l'application de la quasi-totalité des concepts de l'écologie naturelle au développement de la « physiologie » des villes. Robert Park, Ernest Burgess et Roderick McKenzie, passionnés par la nouvelle science, réussirent à imposer dans leur étude sur Chicago un modèle biologique rigoureux dont la force et l'inspiration domineront la sociologie urbaine américaine pendant deux générations. On retrouve parmi leur postulats l'idée de succession écologique, la distribution de l'espace, les aires de répartition, les équilibres anabolique et catabolique, et même la concurrence et la sélection naturelle, qui auraient pu faire glisser l'École vers une forme insidieuse de darwinisme social, n'eût été le parti pris libéral de ses fondateurs.

Malgré des résultats empiriques admirables, l'École allait sombrer sous son réductionnisme métaphorique. L'application indiscriminée des catégories les vida de leur sens. Lorsque Park compare l'apparition de certains services municipaux spécialisés à la « dominance successive de différentes espèces de plantes », séquence qui culmine dans la formation d'une forêt de hêtres ou de pins, l'analogie est manifestement forcée et déviée jusqu'à l'absurde. Sa comparaison des groupes ethniques, culturels, professionnels et économiques avec les « invasions d'espèces végétales » dénote une absence de discernement théorique, qui réduit les caractéristiques sociales humaines aux caractéristiques écologiques des plantes. Ce qui faisait défaut à Park et à ses collaborateurs, c'étaient les outils philosophiques qui leur aurait permis de distinguer les phases qui unissent et séparent à la fois les phénomènes naturels et sociaux dans un continuum de développement. Ce qui n'était que similarité de surface devint ainsi identité parfaite — avec pour conséquence, malheureusement, la constante réduction de l'écologie sociale à l'écologie de la nature. L'évolution du naturel au social et ses innombrables jalons, qui auraient pu servir de critères à un choix rationnel de catégories écologiques, ne faisait pas partie du bagage théorique de l'École.

Chaque fois que nous voulons ignorer que les rapports sociaux humains vont au delà des liens qui existent entre animaux et végétaux, nous avons tendance à nous engager dans deux directions également fausses. Soit nous succombons à un dualisme très strict, qui sépare abruptement le naturel du social, soit nous tombons dans un réductionnisme grossier où l'un et l'autre se dissolvent. Dans les deux cas, les problèmes soulevés cessent, à proprement parler, d'occuper notre réflexion. Nous ne faisons que saisir la « solution » la moins inconfortable à un problème d'une complexité extrême : la nécessité d'analyser les étapes au cours desquelles une nature biologique « muette » se transforme en une nature consciente.

L'unité dans la diversité, dans la nature, ne serait qu'une évocation métaphorique de l'unité dans la diversité de la société, n'était le concept philosophique de totalité. J'entends par totalité des niveaux d'actualisation variables, le déploiement des multiples particularités potentielles. Cette potentialité peut aussi bien être une graine que l'on vient de semer, un enfant qui vient de naître, qu'une communauté ou une société nouvellement formée. Le fameux passage de Hegel décrit en terme biologiques le « déploiement » de la connaissance humaine s'applique ici presque point par point[4] :

« L'éclosion de la fleur fait disparaître le bourgeon, et l'on pourrait dire que celui-ci est réfuté par celle-là ; de la même façon, lorsque le fruit apparaît, la fleur à son tour s'avère être une fausse manifestation de la plante, et c'est maintenant le fruit qui se présente comme la vérité. Ces formes ne sont pas simplement distinctes les unes des autres, elles se supplantent aussi comme étant mutuellement incompatibles. Et cependant leur nature changeanteen fait des moments d'une unité organique au sein de laquelle non seulement elles n'entrent pas en conflit, mais où chacune est aussi nécessaire que l'autre ; et c'est cette nécessité mutuelle qui seule constitue la vie du tout. »

Si je me suis arrêté à ce remarquable passage, c'est que Hegel ne l'entend pas seulement comme une métaphore. Son exemple biologique et l'objet social qui constitue son propos convergent de telle sorte qu'ils sont dépassés, précisément en tant qu'aspects analogues d'un processus plus vaste. La vie elle-même, en tant que distincte du non vivant, émerge du latent inorganique avec toutes les particularités que la logique interne de ses formes les plus primitives d'auto-organisation a produite de façon immanente. Et ainsi de la société, en tant que distincte du biologique, de l'humanité par rapport à l'animalité, et de l'individualité par rapport à l'humanité. Il ne faut pas voir de manipulation malveillante dans la maxime de Hegel, « le vrai, c'est le tout », si l'on déclare : « le tout, c'est le vrai ». On peut ainsi considérer cette inversion des termes comme signifiant que le vrai consiste en l'auto-accomplissement d'un procès au travers de son développement, en l'épanouissement de ses particularités latentes en leur plénitude ou totalité, exactement de la même manière que les potentialités d'un enfant trouvent leur expression dans les multiples expériences et la croissance physique qui accompagne l'âge adulte.

Ne cédons pas au piège des comparaisons directes entre plantes, animaux et êtres humains ou entre écosystèmes d'animaux et plantes et communautés humaines. Pas un seul d'entre eux n'est parfaitement assimilable aux autres. En acceptant de bon gré de telles équivalences, nous ne ferions qu'en revenir à la perspective de Park, Burgess et McKenzie, pour ne rien dire de l'actuel florilège des socio-biologistes. Le trait d'union écologique entre les communautés animales et végétales, d'une part, et les communautés humaines d'autre part, ne réside pas dans les détails de la différenciation, mais bien plutôt dans une logique de différenciation. Car en réalité, totalité veut dire complétude. La stabilité dynamique du tout procède d'un niveau visible de complétude, tant dans les communautés humaines que dans les écosystèmes à leur apogée. Le trait d'union entre ces divers modes de totalité et de complétude, aussi divers qu'ils puissent être dans leur spécificité et leurs caractéristiques qualitatives, réside dans la logique même de leur développement. Une forêt au sommet de sa stabilité forme un tout, est complète, en raison du même processus unificateur — de même la dialectique — par lequel une formation sociale particulière constitue un tout.

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Notes et références

  1. NdE : Le frêne des mondes, Yggdrasil (le destrier du Redoutable en vieux norrois), est à la fois un instrument de puissance créatrice/destructrice dans les mains de l'être suprême — en l'occurence Odin chez les nordiques — et un élément fondamental de l'univers. On retrouve cette ambivalence outil/élément-structurel dans de nombreuses cosmogonies et philosophies autour du globe.
  2. , Anthologie de la poésie nordique ancienne, Paris,
  3. J'emploie ici le mot homme à dessein. Très exactement, la rupture entre humanité et nature est l'œuvre des mâles qui, souvenons-nous des mots admirables de et , pendant des millénaires ont rêvé de dominer la nature, de transformer le cosmos en un immense territoire de chasse (La dialectique de la raison, Paris, , p. 271)
  4. , Phénoménologie de l'esprit,
  5. , Community and Environment, New York,
  6. Le terme écosystème — ou système écologique — est souvent utilisé de façon assez vague dans de nombreux travaux sur l'écologie. Je l'emploie ici, comme le fait l'écologie naturelle, pour désigner une communauté d'animaux et de plantes aisément délimitable, ainsi que des facteurs abiotiques, ou non-vivants, nécessaires à la subsistance. J'emploie aussi le terme en écologie sociale, désignant alors telle ou telle communauté humaine et naturelle particulière, et les facteurs sociaux et biologiques dont les interrelations forment la base d'une communauté écologiquement complète et équilibrée.
  7. , The Ecology of Invasions by Plants and Animals, New York,
  8. , The Evolution of Primate Behavior, New York,
  9. , The underside of History, Boulder,
  10. Il est important ici de faire la distinction entre les mots communauté et société. Les animaux, et aussi les plantes, forment assurément des communautés ; les écosystèmes n'auraient aucune signification si l'on ne se représentait les animaux, les plantes et le substrat abiotique sous la forme d'un réseau de relations, allant du niveau intraspécifique au niveau interspécifique. Dans leurs interactions, les différentes formes de vie se comportent donc « communautairement », en ce sens qu'elles sont interdépendantes d'une manière ou d'une autre. Chez certaines espèces, en particulier chez les primates, ces liens d'interdépendance forment un réseau si serré qu'il s'apparente à une société, ou du moins à une forme rudimentaire de société. Mais une société, aussi profondément enracinée dans la nature qu'elle soit, n'en est pas moins autre chose qu'une communauté. Ce qui donne aux sociétés humaines des caractéristiques uniques parmi toutes les communautés, c'est que ceux sont des communautés institutionnalisées, fortement et souvent rigidement structurées autour de formes explicites de responsabilité, d'association et de relation interpersonnelle, axées sur le maintien des moyens nécessaires à la vie. Si toute société est nécessairement une communauté, beaucoup de communautés ne sont pas des sociétés. On pourra trouver des éléments sociaux en germe dans certaines communautés animales, mais seuls les êtres humains forment des sociétés — c'est-à-dire des communautés institutionnalisées. L'incapacité d'établir cette distinction entre les communautés animales et végétales et les sociétés humaines a causé des dégâts idéologiques considérables. C'est ainsi que la prédation dans les communautés animales a été spécieusement assimilée à la guerre, les liens s'établissant entre animaux à la hiérarchie et à la domination, et même la recherche de la nourriture et le métabolisme, au travail et à l'économie. Les seconds termes se réfèrent à des phénomènes strictement sociaux. Mon intention n'est pas, par ces remarques, d'opposer les notions de société et de communauté, mais de tenir compte des différences qui ont surgi entre elles, à la suite du développement de la société humaine au delà des limites qui sont celles des communautés animales ou végétales.
  11. , In the Shadow of Man, New York,
  12. , L'École de Chicago, Paris,

Énergie et Équité (Ivan Illich)

Friday 30 December 2016 à 00:00

Un des plus percutants texte d'Illich, qui démontre la différence entre transport et mobilité, entre autres épiphanies sur la crise de l'énergie.

Préface

Ce texte d' a une histoire. Une première rédaction en français, établie avec l’aide de Luce Giard et de Vincent Bardet, parut dans le Monde en trois livraisons (mai ). Développée et remaniée, elle fut l’objet d’une première édition. Sur cette trame, complétée et enrichie de travaux conduits au Cidoc de Cuernavaca, fut établie une version anglaise plus longue et plus détaillée qui engendra ensuite, par le même processus, une nouvelle version en allemand.

Cette seconde édition en français a été traduite de l’allemand, puis collationnée avec les précédentes versions française et anglaise. On espère ainsi ne pas avoir privilégié ces enrichissements successifs aux dépens de la précision ou de la cohérence de l’argumentation.

On a par ailleurs fait suivre ce texte d’une annexe rédigée par Jean-Pierre Dupuy. Elle donne les résultats d’un calcul dont le principe est exposé dans ce livre, et qui porte sur ce que l’on a appelé la « vitesse généralisée » de l’automobiliste français.

L’éditeur

La crise de l’énergie

Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’humain. Pour élucider cette contradiction et démasquer cette illusion, il faut reconsidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature.

Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une singulière image de l’Homme. D’après leur conception, l’homme doit se soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves producteurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’Homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui sont en vogue à présent. Mais sa justesse est mise en doute par l’inéquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès lors que ces hordes voraces d’esclaves dépassent d’un certain degré le nombre des Hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie soulignent le problème de la pénurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me demande si des Hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves.

Les politiques de l’énergie qui seront appliquées dans les dix prochaines années décideront de la marge de liberté dont jouira une société en l’an 2000. Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.

Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés — surtout celles qui sont pauvres — sont libres d’orienter leur politique de l’énergie dans l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie, une gestion serrée des approvisionnements en carburants rares et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique. Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser une immense réorganisation de l’infrastructure. Toutes deux réitèrent l’intérêt de Hobbes, elles rationalisent l’institution d’un Léviathan appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux, comme le métro-express à pilotage automatique, sont des ornements bourgeois qui permettent de substituer l’exploitation écologique une exploitation sociale et psychologique.

Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée : on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. Certes, on commence à accepter une limitation écologique du maximum d’énergie consommée par personne, en y voyant une condition de survie, mais on ne reconnaît pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de carburant, c’est l’abondance d’énergie qui a mené à l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens.

La première condition en est une technique économe en énergie, même si celle-ci ne peut garantir le règne de l’équité. De plus, cette troisième possibilité est la seule qui s’offre à toutes les nations : aujourd’hui, aucun pays ne manque de matières premières ou de connaissances nécessaires pour réaliser une telle politique en moins d’une génération. La démocratie de participation suppose une technique de faible consommation énergétique et, réciproquement, seule une volonté politique de décentralisation peut créer les conditions d’une technique rationnelle.

On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain point. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace vital.

On croit souvent trouver un remède universel à ces maux dans l’hypothèse de carburants non polluants et disponibles en abondance, mais c’est là retourner au sophisme politique qui imagine pouvoir accorder, dans certaines conditions politiques, le règne d’une équité et d’une consommation d’énergie également illimitées. On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l’énergie nucléaire la promet pour 1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons à négliger toute limitation énergétique socialement motivée et à nous laisser aveugler par des considérations écologiques : nous accorderons à l’écologiste que l’emploi de forces d’origine non physiologique pollue l’environnement, et nous ne verrons pas qu’au-delà d’un certain seuil, les forces mécaniques corrompent le milieu social. Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l’énergie se retourne en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kWh ou en calories, est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie socialement critiques doit d’abord être élucidé en théorie avant qu’on puisse discuter la question politique de la consommation d’énergie à laquelle une société doit limiter ses membres.

Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au-delà d’une certaine valeur du PNB, les frais du contrôle social croissent plus vite que ledit PNB et deviennent l’activité institutionnelle qui détermine toute l’économie. La thérapie que dispensent éducateurs, psychiatres et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes établis par les planificateurs, les gestionnaires et les directeurs de vente, et compléter l’action des services de renseignements, de l’armée et de la police. Mon analyse de l’industrie scolaire avait pour objet de le prouver dans un domaine restreint. Ici je voudrais avancer une raison de ce que plus d’énergie consommée demande plus de domination sur autrui. Je prétends qu'au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie par tête, dans toute société, le système politique et le contexte culturel doivent dépérir. Dès que le quantum critique d’énergie consommée par personne est dépassé, aux garanties légales qui protégeaient les initiatives individuelles concrètes on substitue une éducation qui sert les visées abstraites d’une technocratie. Ce quantum marque la limite où l’ordre légal et l’organisation politique doivent s’effondrer, où la structure technique des moyens de production fait violence à la structure sociale.

Même si on découvrait une source d’énergie propre et abondante, la consommation massive d’énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l’intoxication par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante [e.g. Le Soma]. Un peuple peut choisir entre la méthadone et une désintoxication volontaire dans la solitude, entre le maintien de l’intoxication et une victoire douloureuse sur le manque, mais nulle société ne peut s’appuyer là-dessus pour que ses membres sachent en même temps agir de façon autonome et dépendre d’une consommation énergétique toujours en hausse. À mon avis, dès que le rapport entre force mécanique et énergie métabolique dépasse un seuil fixe déterminable, le règne de la technocratie s’instaure. L’ordre de grandeur où ce seuil se place est largement indépendant du niveau technique atteint, pourtant dans les pays assez riches et très riches sa seule existence semble reléguée au point aveugle de l’imagination sociale.

Comme les États-Unis, le Mexique a dépassé ce seuil critique ; dans les deux cas, tout input supplémentaire d’énergie ne fait qu'augmenter l’inégalité, l’inefficacité et l’impuissance. Bien que le revenu par habitant atteigne dans le premier pays 5 000 dollars et dans le second 500 dollars, les énormes intérêts investis dans l’infrastructure industrielle les poussent tous deux à accroître encore leur consommation d’énergie. Les idéologues américains ou mexicains donnent à leur insatisfaction le nom de crise de l’énergie, et les deux pays s’aveuglent pareillement sur le fait que ce n’est pas la pénurie de carburants, ni l’utilisation gaspilleuse, irrationnelle et nuisible à l’environnement de l’énergie disponible qui menacent la société, mais bien plutôt les efforts de l’industrie pour gaver la société de quanta d’énergie qui inévitablement dégradent, dépouillent et frustrent la plupart des gens. Un peuple peut être suralimenté par la surpuissance de ses outils tout aussi bien que par la survaleur calorique de sa nourriture, mais il s’avouera plus difficilement la sursaturation énergétique que la nécessité de changer de régime alimentaire.

La quantité d’énergie consommée par tête qui représente un seuil critique pour une société, se place dans un ordre de grandeur que peu de nations, sauf la Chine de la révolution culturelle, ont pris en considération. Cet ordre de grandeur dépasse largement le nombre de kWh dont disposent déjà les quatre cinquièmes de l’humanité, et il reste très inférieur à l’énergie totale que commande le conducteur d’une petite voiture de tourisme. Ce chiffre apparaît, aux yeux du sur-consommateur comme a ceux du sous-consommateur, comme dépourvu de sens. Pour les anciens élèves de n’importe quel collège, prétendre limiter le niveau d’énergie revient à détruire l’un des fondements de leur conception du monde. Pour la majorité des Latino-Américains, atteindre ce même niveau d’énergie signifie accéder au monde du moteur. Les uns et les autres n’y parviennent que difficilement. Pour les primitifs, l’abolition de l’esclavage est subordonnée à l’introduction d’une technique moderne appropriée ; pour les pays riches, le seul moyen d’éviter une exploitation encore plus dure consiste à reconnaître l’existence d’un seuil de consommation d’énergie, au-delà duquel la technique dictera ses exigences à la société. En matière biologique comme en matière sociale, on peut digérer un apport calorique tant qu’il reste dans la marge étroite qui sépare assez de trop.

La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement ambigu. Déterminer la juste quantité d’énergie à employer et la façon adéquate de contrôler cette même énergie, c’est se placer à la croisée des chemins. À gauche, peut-être un déblocage et une reconstruction politique d’où naîtrait une économie post-industrielle fondée sur le travail personnel, une basse consommation d’énergie et la réalisation concrète de l’equité. À droite, le souci hystérique de nourrir la machine redouble l’escalade de la croissance solidaire de l’institution et du capital et n’offre pas d’autre avenir qu’une apocalypse hyper-industrielle. Choisir la première voie, c’est retenir le postulat suivant : quand la dépense d’énergie par tête dépasse un certain seuil critique, l’énergie échappe au contrôle politique. Que des planificateurs désireux de maintenir la production industrielle à son maximum promulguent une limitation écologique à la consommation d’énergie ne suffira aps à éviter l’effondrement social. Des pays riches comme les États-Unis, le Japon ou la France ne verront pas le jour de l’asphyxie sous leurs propres déchets, simplement parce qu’ils seront déjà morts dans un coma énergétique. A l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou, pour un temps encore, la Chine sont assez musclés pour savoir s’arrêter juste avant le collapsus. Ils pourraient dès à présent décider de maintenir leur consommation d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches devront aussi respecter pour survivre.

Choisir un type d’économie consommant un minimum d’énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts économiques n’est qu’une longue chaîne d’obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de l’Homme en esclavagiste qu’installe aujourd’hui la faim, entretenue par les idéologies, d’une quantité croissante d’énergie. Dans les pays où le développement industriel a fait naître l’abondance, la crainte de la crise de l’énergie suffit à augmenter les impôts bientôt nécessaires pour que des méthodes industrielles nouvelles, plus propres et davantage encore porteuses de mort remplacent celles qu’a rendues désuètes une surexpansion dépourvue d’efficacité. Aux leaders des peuples que ce même process d’industrialisation a dépossédés, la crise de l’énergie sert d’alibi pour centraliser la production, la pollution et le pouvoir de contrôle, pour chercher, dans un sursaut désespéré, à égaler les pays mieux pourvus de moteurs. Maintenant les pays riches exportent leur crise et prêchent aux petits et aux pauvres le nouvel évangile du culte puritain de l’énergie. En semant dans le tiers monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économe en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on ne leur en enlève, on leur refile les produits coûteux d’usines déjà démodées. Dès qu’un pays pauvre accepte la doctrine que plus d’énergie bien gérée fournira toujours plus de biens à plus de gens, il est aspiré dans la course à l’esclavage par l’augmentation de la production industrielle. Quand les pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant dépendants de l’énergie, ils renoncent définitivement à la possibilité d’une technique libératrice et d’une politique de participation : à leur place, ils acceptent un maximum de consommation énergétique et un maximum de contrôle social sous la forme de l’éducation moderne.

À la paralysie de la société moderne, on donne le nom de crise de l’énergie ; on ne peut la vaincre en augmentant l’input d’énergie. Pour la résoudre, il faut d’abord écarter l’illusion que notre prospérité dépend du nombre d’esclaves fournisseurs d’énergie dont nous disposons. À cet effet, il faut déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie corrompt, et unir toute la communauté dans un procès politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation. Parce que ce genre de recherche va à l’opposé des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne le nom de contre-recherche. Elle compte trois étapes. D’abord la nécessité de limiter la consommation d’énergie par tête doit être reconnue comme un impératif théorique et social. Ensuite il faut déterminer l’intervalle de variation où se situent ces grandeurs critiques. Enfin chaque société doit fixer le degré d’injustice, de destruction et d’endoctrinement que ses membres sont prêts à accepter pour le plaisir d’idolâtrer les machines puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.

La nécessité de conduire une recherche politique sur la consommation d’énergie socialement optimale peut être illustrée sur l’exemple de la circulation. D’après Herendeen, les États-Unis dépensent 42 % de leur énergie totale pour les voitures : pour les fabriquer, les entretenir, chercher une place où les garer, faire un trajet ou entrer en collision. La plus large part de cette énergie est utilisée au transport des personnes. Dans cette seule intention, 250 millions d’Américains dépensent plus de carburant que n’en consomment, tous ensemble, les 1 300 millions de Chinois et d’Indiens. Presque toute cette énergie est brûlée en une immense danse d’imploration, pour se concilier les bienfaits de l’accélération mangeuse-de-temps. Les pays pauvres dépensent moins d’énergie par personne, mais au Mexique ou au Pérou on consacre à la circulation une plus grande part de l’énergie totale qu’aux États-Unis, et cela pour le seul profit d’une plus faible minorité de la population. Le volume de cette activité la rend commode et significative pour que soit démontrée, sur l’exemple du transport des personnes, l’existence de quanta d’énergie socialement critiques.

Dans la circulation, l’énergie dépensée pendant un certain temps se transforme en vitesse. Aussi le quantum critique prend ici la forme d’une limite de vitesse. Chaque fois que cette limite a été dépassée, on a vu s’établir le même processus de dégradation sociale sous l’effet de hauts quanta d’énergie. Au XIXème siècle, en Occident, dès qu’un moyen de transport public a pu franchir plus de 25 kilomètres à l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’espace et de temps. Le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante années qui ont suivi la construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un passager (quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été multipliée par cent. Quand ils produisent plus d’une certaine proportion d’énergie, les transformateurs mécaniques de carburants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Cet effet de la vitesse sur l’autonomie de l’Homme n’est affecté que marginalement par les caractéristiques techniques des véhicules à moteur ou par l’identité des personnes et des groupes qui détiennent la propriété légale des lignes aériennes, des autobus, des trains et des voitures. Une vitesse élevée est le facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des Hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite.

Je voudrais illustrer la question générale d’une consommation d’énergie ayant sa valeur sociale optimale avec l’exemple précis du transport. Encore ici me bornerai-je à traiter du transport des personnes, de leurs bagages et de tout ce qui est indispensable (carburants, matériaux, outils) à l’entretien des routes et des véhicules. J’omets volontairement ce qui concerne le transport des marchandises et celui des messages. Bien que le même schéma d’argumentation soit acceptable dans ces deux derniers cas, il faudrait donner à la démonstration détaillée un autre tour et je me réserve d’en traiter ultérieurement.

L'industrie de la circulation

La circulation totale est le résultat de deux différents modes d’utilisation de l’énergie. En elle se combinent la mobilité personnelle ou transit autogène et le transport mécanique des gens. Par transit je désigne tout mode de locomotion qui se fonde sur énergie métabolique de l’Homme, et par transport, toute forme de déplacement qui recourt à d’autres sources d’énergie. Désormais ces sources d’énergie seront surtout des moteurs, puisque les animaux, dans un monde surpeuplé et dans la mesure où ils ne sont pas, tels l’Âne et le Chameau, des mangeurs de chardons, disputent à l’Homme avec acharnement leur nourriture. Enfin je borne mon examen aux déplacements des personnes à l’extérieur de leurs habitations.

Dès que les Hommes dépendent du transport non seulement pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation, entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre liberté individuelle et itinéraires obligés apparaissent en toute clarté. La dépendance forcée à l’égard de l’automobile dénie à une société de vivants cette mobilité dont la mécanisation des transports était le but premier. L’esclavage de la circulation commence.

Vite expédié, sans cesse véhiculé, l’Homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner, aller à l’aventure ou en pèlerinage. Pourtant il doit être sur pied aussi longtemps que son grand-père. Aujourd’hui un Américain parcourt en moyenne autant de kilomètres à pied que ses aïeux, mais c’est le plus souvent dans des tunnels, des couloirs sans fin, des parkings ou des grands magasins.

A pied, les Hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. Améliorer cette mobilité naturelle par une nouvelle technique de transport, cela devrait lui conserver son propre degré d’efficacité et lui ajouter de nouvelles qualitées : un plus grand rayon d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités accrues pour les handicapés. Au lieu de quoi, partout jusqu’ici, le développement de l’industrie de la circulation a eu des conséquences opposées. Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engendré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail.

Si on concède au système de transport plus d’un certain quantum d’énergie, cela signifie que plus de gens se déplacent plus vite sur de plus longues distances chaque jour et consacrent au transport de plus en plus de temps. Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité d’aller son propre chemin. On constitue d’extrêmes privilèges au prix d’un asservissement général. En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposés pour contourner parkings et aérodromes. La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre des lieux éloignés que sa fugitive présence rend séduisants et désirables, tandis que la majorité est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet ou à s’en reposer.

Aux États-Unis, les quatre cinquièmes du temps passé sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison, leur lieu de travail et le supermarché. Et les quatre cinquièmes des distances parcourues en avion chaque année pour des congrès ou des voyages de vacances le sont par 1,5 % de la population, c’est-à-dire par ceux que privilégient leur niveau de revenus et leur formation professionnelle. Plus rapide est le véhicule emprunté, plus forte est la prime versée par ce mode de taxation dégressive. À peine 0,2 % de la population américaine peut choisir de prendre l’avion plus d’une fois par an, et peu d’autres pays peuvent ouvrir aussi largement l’accès aux avions à réaction.

Le banlieusard captif du trajet quotidien et le voyageur sans souci sont pareillement dépendants du transport. Tous deux ont perdu leur liberté. L’espoir d’un occasionnel voyage-éclair à Acapulco ou à un congrès du Parti fait croire au membre de la classe moyenne qu’il a « réussi » et fait partie du cercle étroit, puissant et mobile des dirigeants. Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend même l’ouvrier complice consentant de la déformation imposée à l’espace humain et le conduit à se résigner à l’aménagement du pays non pour les Hommes mais pour les voitures.

Physiquement et culturellement l’Homme a lentement évolué en harmonie avec sa niche cosmique. De ce qui est le milieu animal, il a appris en une longue histoire à faire sa demeure. Son image de soi appelle le complément d’un espace de vie et d’un temps de vie intégrés au rythme de son propre mouvement. L’harmonie délibérée qui accorde cet espace, ce temps et ce rythme est justement ce qui le détermine comme Homme. Si, dans cette correspondance, le rôle premier est donné à la vitesse d’un véhicule, au lieu de l’être à la mobilité de l’individu, alors l’Homme est rabaissé du rang d’architecte du monde au statut de simple banlieusard.

L’Américain moyen consacre plus de 1 600 heures par an à sa voiture. Il y est assis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt ; il la gare ou cherche à le faire ; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assurance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu’ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres ; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation (Pour des chiffres caractérisant la situation française, voir l’annexe).

Le gel de l'imagination

Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le cœur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. À New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres.

Malgré la différence des apparences superficielles qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes effets déformants sur la perception de l’espace, du temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans les pays riches. Partout l’industrie du transport forge un nouveau type d’homme adapté aux horaires, à la nouvelle géographie et aux nouveaux horaires qui sont son œuvre.

L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus te temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis qu’empruntent les privilégiés pour échapper à l’exaspération créée par la circulation. Enchaîné à l’horaire de son train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de la même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de circulation et des horaires; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des transports publics rapides en nationalisant les moyens de transport. Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur. Il oublie que de toute accélération supplémentaire, il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect du remplacement des voitures privées par des transports publics aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun.

L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inaccessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés sans prendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé, sans lieu.

Devenu un objet qu’on achemine, l’Homme parle un nouveau langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un, il téléphone pour « entrer en contact ».

Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir marcher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces services qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomes, mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois réalisées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.

Le prix du temps

La vitesse incontrôlée est coûteuse et de moins en moins de gens peuvent se l’offrir. Tout surcroît de vitesse d’un véhicule augmente son coût de propulsion, le prix des voies de circulation nécessaires et, ce qui est plus grave, la largeur de l’espace que son mouvement dévore. Dès qu’un certain seuil de consommation d’énergie est dépassé par les voyageurs les plus rapides, il se crée à l’échelle du monde entier une structure de classe de capitalistes de la vitesse. La valeur d’échange du temps reprend la première place, comme le montre le langage : on parle du temps dépensé, économisé, investi, gaspillé, mis à profit. À chacun la société colle une étiquette de prix qui indique sa valeur horaire : plus on va vite, plus l’écart des prix se creuse. Entre l’égalité des chances et la vitesse, il y a corrélation inverse.

Une vitesse élevée capitalise le temps de quelques-uns à d’énormes taux, mais paradoxalement cela coûte un énorme prix à ceux dont le temps est jugé beaucoup moins précieux. À Bombay il n’y a pas beaucoup de possesseurs de voitures : à ces derniers, il suffit d’une matinée pour se rendre à Poona. L’économie moderne les oblige à faire ce trajet une fois par semaine. Deux générations plus tôt, le voyage aurait pris une semaine, on l’aurait fait une fois par an. Mais ces rares automobiles qui stimulent en apparence les échanges économiques, en fait dérangent la circulation normale des bicyclettes et des pousse-pousse qui traversent par milliers le centre de Bombay. Ici l’automobile paralyse toute une société. La perte de temps imposée à tous et la mutilation d’une société augmentent plus vite que le gain de temps dont quelques-uns bénéficient pour leurs excursions. Partout la circulation augmente indéfiniment à mesure qu’on dispose de puissants moyens de transport. Plus on a la possibilité d’être transporté, plus on manque de temps. Passé un seuil critique, l’industrie du transport fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner. L’utilité marginale d’un accroissement de la vitesse de quelques-uns est acquise au prix de la désutilité marginale croissante de cette accélération pour la majorité.

Au-delà d’une vitesse critique, personne ne « gagne » du temps sans en faire « perdre » à quelqu’un d’autre. Celui qui réclame une place dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps vaut plus cher que celui du passager d’un véhicule plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque passager se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui et dépouille la masse de la société. L’accélération de sa voiture lui assure le transfert net d’une part de temps vital. L’importance de ce transfert se mesure en quanta de vitesse. Il défavorise ceux qui restent en arrière et parce que ces derniers composent la majorité, l’affaire pose des problèmes éthiques plus généraux que la dialyse rénale ou les transplantations d’organes.

Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter. L’absence devient alors la règle, et la présence, l’exception. Une nouvelle piste à travers le sertão brésilien inscrit la grande ville à l’horizon du paysan qui a à peine de quoi survivre, mais elle ne la met pas à sa portée. La nouvelle voie express qui traverse Chicago étend la ville, mais elle aspire vers la périphérie tous ceux qui ont les moyens d’éviter un centre dégradé en ghetto. Une accélération croissante aggrave l’exploitation des plus faibles, dans l’Illinois comme en Iran.

Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur, la vitesse de l’homme est restée la même. Quel que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchissaient pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca, ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière. Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient 30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : Napoléon va à la même lenteur que César. L’Empereur savait qu’« on mesure la prospérité publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on mettait deux cents heures à 1’époque romaine, et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782. Le 19ème siècle a, le premier, accéléré le mouvement des Hommes. En 1830, le même trajet ne demandait plus que cent dix heures, mais à condition d’y mettre le prix : cette année-là, 1 150 équipages versèrent et provoquèrent plus d’un millier de décès. Puis le chemin de fer suscita un brusque changement. En 1855 Napoléon III pouvait se vanter d’avoir franchi d’un trait la distance Paris-Marseille à la moyenne de 96 kilomètres à l’heure. Entre 1850 et 1900, la distance moyenne parcourue en un an par chaque Français a été multipliée par cent. C’est en 1893 que le réseau ferroviaire anglais atteignit son extension maximum. Alors les trains de voyageurs se trouvèrent à leur coût optimum calculé en temps nécessaire pour les entretenir et les conduire à destination.

Au degré suivant d’accélération, le transport commença à dominer la circulation, et la vitesse, à classer les destinations selon une hiérarchie. Puis le nombre de chevaux-vapeur utilisés détermina la classe de tout dirigeant en voyage, selon une pompe dont même les rois n’avaient pas osé rêver. Chacune de ces étapes a rabaissé d’autant le rang de ceux qui sont limités à un moindre kilométrage annuel. Quant à ceux qui n'ont que leur propre force pour se déplacer, ils sont considérés comme des outsiders sous-développés. Dis-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai qui tu es. Celui qui peut profiter de l’argent des contribuables dont se nourrit Concorde, appartient sans aucun doute au gratin.

En l’espace des deux dernières générations, la voiture est devenue le symbole d’une carrière réussie, tout comme l’école est devenue celui d’un avantage social de départ. Une telle concentration de puissance doit produire sa propre justification. Dans les États capitalistes, on dépense les deniers publics pour permettre à un homme de parcourir chaque année plus de kilomètres en moins de temps, pour la seule raison qu’on a déjà investi encore plus d’argent pour allonger la durée de sa scolarité. Sa valeur présumée comme moyen intensif de production du capital détermine les conditions de son transport. Mais la haute valeur sociale des capitalistes du savoir n’est pas le seul motif pour estimer leur temps de manière privilégiée. D’autres étiquettes idéologiques sont aussi utiles pour ouvrir l’accès au luxe dont d’autres gens paient le prix. Si maintenant il faut répandre les idées de Mao en Chine avec des avions à réaction, cela signifie seulement que, dès à présent, deux classes sont nécessaires pour conserver les acquis de la Longue Marche, l’une qui vive au milieu des masses et l’autre, au milieu des cadres. Sans doute, dans la Chine populaire, la suppression des niveaux intermédiaires a-t-elle permis une concentration efficace et rationnelle du pouvoir, néanmoins elle marque aussi une nouvelle différence entre le temps du conducteur de bœufs et celui du fonctionnaire qui voyage en avion à réaction. L’accélération concentre inévitablement les chevaux-vapeur sous le siège de quelques personnes et ajoute au croissant manque de temps du banlieusard le sentiment qu’il reste à la traîne.

Ordinairement on soutient par un double argument la nécessité de maintenir dans une société industrielle des privilèges disproportionnés. On tient ce privilège pour un préliminaire nécessaire pour que la prospérité de la population tout entière puisse augmenter, ou bien on y voit l’instrument de rehaussement du standing d’une minorité défavorisée. L’exemple de l’accélération révèle clairement l’hypocrisie de ce raisonnement. À long terme, l’accélération du transport n’apporte aucun de ces bénéfices. Elle n’engendre qu’une demande universelle de transport motorisé et qu’une séparation des groupes sociaux par niveau de privilèges en creusant des écarts inimaginables jusque-là. Passé un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité. Au rythme du plus rapide moyen de transport, on voit gonfler le traitement de faveur réservé à quelques-uns aux frais des autres.

La vitesse mangeuse de temps

Il ne faudrait pas négliger le fait que la vitesse de pointe de quelques-uns se paie d’un autre prix qu’une vitesse élevée accessible à tous. La classification sociale par degrés de vitesse impose un transfert net de puissance : les pauvres travaillent et payent pour rester à la traîne. Si les classes moyennes d’une société fondée sur la vitesse peuvent s’efforcer d’oublier cette discrimination, elles ne sauraient supporter une croissance indéfinie des coûts. Certaines dépenses sautent aux yeux actuellement, par exemple la destruction de l’environnement ou l’exploitation, avec l’aide des militaires, de matières premières disponibles en quantités limitées [combustibles fossibles, terres rares]. Peut-être voilent-elles un prix de l’accélération encore plus lourd. Que chacun puisse se déplacer à grande vitesse, cela signifie qu’il lui restera une part de temps moindre et que toute la société dépensera une plus grande part du temps disponible à transporter les gens. Des voitures qui dépassent la vitesse critique ont tendance à imposer l’inégalité, mais elles installent aussi une industrie auto-suffisante qui cache l’inefficacité du système de transport sous une apparence de raffinement technologique. J’estime que limiter la vitesse ne sert pas seulement à défendre l’équité, mais à préserver l’efficacité des moyens de transport, c’est-à-dire à augmenter la distance totale parcourue en diminuant le temps total consacré à cet effet.

On n’a guère étudié les conséquences de la voiture sur le budget-temps (par 24 heures) des individus comme des sociétés. Les travaux déjà faits pour le transport fournissent des statistiques sur le temps nécessaire par kilomètre, sur la valeur de ce temps calculée en dollars ou sur la durée des trajets. Mais rien n’est dit des frais de transport cachés : comment le transport dévore le temps vital, comment la voiture multiplie le nombre des voyages nécessaires, combien de temps on passe à se préparer à un déplacement. De plus, on n’a pas de critère pour estimer la valeur de frais encore plus cachés : le sur-loyer accepté pour resider dans un quartier bien relié au réseau des transports, les dépenses engagées pour préserver un secteur du bruit, de la saleté et des dangers physiques dus aux voitures. Ce n’est pas parce qu’on ne calcule pas les dépenses en budget-temps social qu’il faut croire ce calcul impossible, encore moins faut-il négliger d’utiliser le peu d’informations recueillies. Elles montrent que partout, dès qu’une voiture dépasse la vitesse de 25 kilomètres à l’heure, elle provoque un manque de temps croissant. Ce seuil franchi par l’industrie, le transport fait de l’homme un errant d’un nouveau genre : un éternel absent toujours éloigné de son lieu de destination, incapable de l’atteindre par ses propres moyens, et pourtant obligé de s’y rendre chaque jour. Aujourd’hui les gens travaillent une bonne partie de la journée seulement pour gagner l’argent nécessaire pour aller travailler. Depuis deux générations, dans les pays industrialisés, la durée du trajet entre le logement et le lieu de travail a augmenté plus vite que n’a diminué, dans la même période, la durée de la journée de travail. Le temps qu’une société dépense en transport augmente proportionnellement à la vitesse du moyen de transport public le plus rapide. À présent, le Japon précède les États-Unis dans ces deux domaines. Quand la voiture brise la barrière qui protège l’Homme de l’aliénation et l’espace de la destruction, le temps vital est dévoré par les activités nées du transport.

Que cette voiture qui file à toute allure sur la route soit le bien de l’État ou d’un particulier, cela ne change rien au manque de temps et à la surprogrammation accrus par chaque accélération. Pour transporter un passager sur une distance donnée, un autobus a besoin de trois fois moins d’essence qu’une voiture de tourisme. Un train de banlieue est dix fois plus efficace qu’une telle voiture. Autobus et trains pourraient devenir encore plus efficaces et moins nuisibles à l’environnement. Transformés en propriété publique et gérés rationnellement, les deux pourraient être exploités et organisés de façon à considérablement rogner les privilèges que le régime de propriété privée et une organisation incompétente suscitent. Mais, tant que n’importe quel système de véhicules s’impose à nous avec une vitesse de pointe illimitée, nous sommes obligés de dépenser plus de temps pour payer le transport, porte à porte, de plus de gens, ou de verser plus d’impôts pour qu’un petit groupe voyage beaucoup plus loin et plus vite que tous les autres. La part du budget-temps social consacrée au transport est déterminée par l’ordre de grandeur de la vitesse de pointe permise par ledit système de transport.

Le monopole radical de l’industrie

Quand on évoque le plafond de vitesse à ne pas dépasser, il faut revenir à la distinction déjà faite entre le transit autogène et le transport motorisé et définir leur quote-part respective dans la totalité des déplacements des personnes qui constituent la circulation.

Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation intensive du capital, et le transit, sur un recours intensif au travail du corps. Le transport est un produit de l’industrie dont les usagers sont les clients. C’est une marchandise affectée de rareté. Toute amélioration du transport se réalise sous condition de rareté accrue, tandis que la vitesse, et donc le coût, augmentent. Les conflits suscités par l’insuffisance du transport prennent la forme d’un jeu où l’un gagne ce que l’autre perd. Au mieux, un tel conflit admet une solution à la manière du dilemme des deux prisonniers décrit par Anatol Rapoport : si tous deux coopèrent avec leur gardien, leur peine de prison sera écourtée.

Le transit n’est pas un produit industriel, c’est l’opération autonome de ceux qui se déplacent. Il a par définition une utilité, mais pas de valeur d’échange, car la mobilité personnelle est sans valeur marchande. La capacité de participer au transit est innée chez l’Homme et plus ou moins également partagée entre des individus valides ayant le même âge. L’exercice de cette capacité peut être limité quand on refuse à une catégorie déterminée de gens le droit d’emprunter un chemin déterminé, ou encore quand une population manque de chaussures ou de chemins. Les conflits sur les conditions de transit prennent la forme d’un jeu où tous les partenaires peuvent en même temps obtenir un gain en mobilité et en espace de mouvement.

La circulation totale résulte donc de deux modes de production, l’un appuyé sur l’utilisation intensive du capital, l’autre sur le recours intensif au travail du corps. Les deux peuvent se compléter harmonieusement aussi longtemps que les outputs autonomes sont protégés de l’invasion du produit industriel.

Les maux de la circulation sont dus, à présent, au monopole du transport. L’attrait de la vitesse a séduit des milliers d’usagers qui croient au progrès et acceptent les promesses d’une industrie fondée sur l’utilisation intensive du capital. L’usager est persuadé que les véhicules surpuissants lui permettent de dépasser l’autonomie limitée dont il a joui tant qu’il s’est déplacé par ses seuls moyens ; aussi consent-il à la domination du transport organisé aux dépens du transit autonome. La destruction de l’environnement est encore la moindre des conséquences néfastes de ce choix. D’autres, plus graves, touchent la multiplication des frustrations physiques, la désutilité croissante de la production continuée, la soumission à une inégale répartition du pouvoir — autant de manifestations d’une distorsion de la relation entre le temps de vie et l’espace de vie. Dans un monde aliéné par le transport, l’usager devient un consommateur hagard, harassé de distances qui ne cessent de s’allonger.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus : il engendre lui-même la distance qui aliène. À cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.

Quand une industrie s’arroge le droit de satisfaire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel monopole. La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). La circulation nous offre l’exemple d’une loi économique générale : tout produit industriel dont la consommation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d’un besoin. Passé un certain seuil, l’école obligatoire ferme l’accès au savoir, le système de soins médicaux détruit les sources non thérapeutiques de la santé, le transport paralyse la circulation.

D’abord le monopole radical est institué par l’adaptation de la société aux fins de ceux qui consomment les plus forts quanta ; puis il est renforcé par l’obligation, faite à tous, de consommer le quantum minimum sous lequel se présente le produit. La consommation forcée prend des formes différentes, selon, qu’il s’agit d’objets matériels où se concrétise de l’énergie (vêtements, logement, etc.), d’actes où se communique de l’information (éducation, médecine, etc.). D’un domaine à l’autre, le conditionnement industriel des quanta atteindra son niveau critique pour des valeurs différentes, mais pour chaque grande classe de produits on peut fixer l’ordre de grandeur ou se place le seuil critique. Plus la limite de vitesse d’une société est haute, plus le monopole du transport y devient accablant. Qu’il soit possible de déterminer l’ordre de grandeur des vitesses auxquelles le transport commence à imposer son monopole radical à la circulation, cela ne suffit pas à prouver qu’il soit aussi possible de simplement déterminer en théorie quelle limite supérieure de vitesse une société devrait retenir.

Nulle théorie, mais la seule politique peut déterminer jusqu’à quel degré un monopole est tolérable dans une société donnée. Qu’il soit possible de déterminer un degré d’instruction obligatoire à partir duquel recule l’apprentissage par l’observation et par l’action, cela ne permet pas au théoricien de fixer le niveau d’industrialisation de la pédagogie qu’une culture peut supporter. Seul le recours à des procédures juridiques et, surtout, politiques peut conduire à des mesures spécifiques, malgré leur caractère provisoire, grâce auxquelles on pourra réellement imposer une limite à la vitesse ou à la scolarisation obligatoire dans une société. L’analyse sociale peut fournir un schéma théorique afin de borner la domination du monopole radical, mais seules des procédures politiques peuvent déterminer le niveau de limitation à retenir volontairement. Une industrie n’exerce pas sur toute une société un monopole radical grâce à la rareté des biens produits ou grâce à son habileté à évincer les entreprises concurrentes, mais par son aptitude à créer le besoin qu’elle est seule à pouvoir satisfaire.

Dans toute l’Amérique latine, les chaussures sont rares et bien des gens n’en portent jamais. Ils marchent pieds nus ou mettent d’excellentes sandales fabriquées par les artisans les plus divers. Jamais le manque de chaussures n’a limité leur transit. Mais dans de nombreux pays sud-américains, les gens sont forcés de se chausser, dès lors que le libre accès à l’école, au travail et aux services publics est interdit aux va-nu-pieds. Les professeurs et les fonctionnaires du Parti interprètent l’absence de chaussures comme la marque d’une indifférence à l’égard du progrès. Sans que les promoteurs du développement national conspirent avec les industriels de la chaussure, un accord implicite bannit dans ces pays tout va-nu-pieds hors des services importants.

Comme les chausseurs, les écoles ont toujours été un bien rare. Mais jamais une minorité privilégiée d’élèves n’a pu à elle seule faire de l’école un empêchement à l’acquisition du savoir. Il a fallu rendre l’école obligatoire pour une période limitée (et lui adjoindre la liberté, illimitée, de lever des impôts) pour que l’éducateur ait le pouvoir d’interdire aux sous-consommateurs de thérapie éducative d’apprendre un métier sur le tas. Une fois établie la scolarisation obligatoire, on a pu imposer à la société toute une organisation sans cesse plus complexe à laquelle ne peuvent s’adapter les non-scolarisés et non-programmés.

Dans le cas de la circulation, l’éventuelle puissance d’un monopole radical est très concevable. Imaginons de pousser à son terme l’hypothèse d’une parfaite distribution des produits de l’industrie du transport. Ce serait l’utopie d’un système de transport motorisé, libre et gratuit. La circulation serait exclusivement réservée à un système de transport public, financé par un impôt progressif sur le revenu où il serait tenu compte de la distance du domicile à la plus proche station du réseau et au lieu de travail, conçu pour que le premier venu soit le premier servi, et sans aucun droit de priorité au médecin, au touriste ou au PDG. Dans ce paradis des fous, tous les voyageurs seraient égaux, et tous seraient également prisonniers du transport. Privé de l’usage de ses pieds, le citoyen de cette utopie motorisée serait l’esclave du réseau de transport et l’agent de sa prolifération.

Certains apprentis sorciers, déguisés en architectes, proposent une issue illusoire au paradoxe de la vitesse. À leur sens, l’accélération impose des inégalités, une perte de temps et des horaires rigides pour la seule raison que les gens ne vivent pas selon des modèles et dans des formes bien adaptés aux véhicules. Ces architectes futuristes voudraient que les gens vivent et travaillent dans des chapelets de tours autarciques, reliées entre elles par des cabines très rapides. Soleri, Doxiadis ou Fuller résoudraient le problème créé par le transport à grande vitesse en englobant tout l’habitat humain dans ce problème. Au lieu de se demander comment conserver aux hommes la surface de la terre, ils cherchent à créer des réserves sur une terre abandonnée aux ravages des produits industriels.

Le seuil insaisissable

Une vitesse de transport optimale paraît arbitraire ou autoritaire à l’usager, tandis qu’au muletier elle semble aussi rapide que le vol de l’aigle. Quatre ou six fois la vitesse d’un homme à pied, c’est un seuil trop bas pour être pris en considération par l’usager, trop élevé pour représenter une limite possible pour les deux tiers de l’humanité qui se déplacent encore par leurs propres moyens.

Ceux qui planifient le logement, le transport ou l’éducation des autres appartiennent tous à la classe des usagers. Leur revendication de pouvoir découle de la valeur que leurs employeurs, publics ou privés, attribuent à l’accélération. Sociologues et ingénieurs savent composer sur ordinateurs un modèle de la circulation à Calcutta ou à Santiago et implanter des voies pour aérotrains d’après leur conception abstraite d’un bon réseau de transport. Leur foi dans l’efficacité de la puissance les aveugle sur l’efficacité supérieure du renoncement à son utilisation. En augmentant la charge énergétique, ils ne font qu’amplifier des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre. Il ne leur vient pas à l’esprit de renoncer à la vitesse et de choisir un ralentissement général et une diminution de la circulation pour dénouer l’imbroglio du transport. Ils ne songent pas à améliorer leurs programmes en interdisant de dépasser en ville la vitesse du vélo. Un préjugé mécaniste les empêche d’optimiser les deux composantes de la circulation dans le même modèle de simulation.

L’expert en développement qui, dans sa Land-Rover, s’apitoie sur le paysan qui conduit ses cochons au marché, refuse ainsi de reconnaître les avantages relatifs de la marche. Il a tendance à oublier qu’ainsi, ce paysan dispense dix hommes de son village d’aller au marché et de perdre leur temps sur les chemins, alors que l’expert et tous les membres de sa famille doivent, chacun pour son compte, toujours courir les routes. Pour un tel homme, porté à concevoir la mobilité humaine en termes de progrès indéfini, il ne saurait y avoir de taux de circulation optimal, mais seulement une unanimité passagère à un stade donné de développement technique. L’enragé du développement et son homologue africain, atteint par contagion, ignorent l’efficacité optimale d’une technique « pauvre ». Sans doute pour eux la limitation de la consommation d’énergie sert à protéger l’environnement, une technique « simple » apaisera provisoirement les pauvres, et une vitesse limitée permettra à plus de voitures de rouler sur moins de routes. Mais l’auto-limitation pour protéger un moyen de la perte de sa propre fin, cela reste extérieur à leurs considérations.

La plupart des Mexicains, sans parler des Indiens et des Africains, sont dans une tout autre situation. Le seuil critique de vitesse se situe bien au-delà de ce qu’ils connaissent ou attendent, à quelques exceptions près. Ils appartiennent encore à la catégorie des hommes qui se déplacent par eux-mêmes. Plusieurs d’entre eux gardent le souvenir d’une aventure motorisée, mais la plupart n’ont jamais franchi le seuil critique de vitesse. Dans deux États mexicains caractéristiques, le Guerrero et le Chiapas, en 1970, moins de 1 % de la population avait parcouru au moins une fois plus de 15 kilomètres en une heure. Les véhicules où ces gens s’entassent parfois rendent le voyage plus facile, mais guère plus rapide qu’à bicyclette. L’autocar de troisième classe ne sépare pas le fermier de ses cochons et il les transporte tous ensemble au marché, sans leur faire perdre de poids. Ce premier contact avec le « confort » motorisé ne rend pas esclave de la vitesse destructrice.

L’ordre de grandeur où situer la limite critique de vitesse est trop bas pour être pris au sérieux par l’usager et trop élevé pour concerner le paysan. Ce chiffre est si évident qu’il en devient invisible. Toutes les études sur la circulation s’occupent seulement de servir l’avenir de l’industrie du transport. Aussi l’idée d’adopter cet ordre de grandeur pour limiter la vitesse rencontre-t-elle une résistance obstinée. L’instaurer, ce serait priver de sa drogue l’homme industrialisé, intoxiqué par de fortes doses d’énergie, et interdire aux gens sobres de goûter un jour cette ivresse inconnue.

Vouloir susciter sur ce point une contre-recherche ne constitue pas seulement un scandale, mais aussi une menace. La frugalité menace l’expert, censé savoir pourquoi le banlieusard doit prendre son train à 8h15 et à 8h41 et pourquoi il convient d’employer tel ou tel mélange de carburants. Que par un processus politique on puisse déterminer un ordre de grandeur naturel, impossible à éluder et ayant valeur de limite, cette idée reste étrangère à l’échelle de valeurs et au monde de vérités de l’usager. Chez lui, le respect des spécialistes qu’il ne connaît même pas se transforme en aveugle soumission. Si l’on pouvait trouver une solution politique aux problèmes créés par les experts de la circulation, alors on pourrait appliquer le même traitement aux problèmes d’éducation, de santé ou d’urbanisme. Si des profanes, participant activement à une procédure politique, pouvaient déterminer l’ordre de grandeur d’une vitesse optimale de circulation, alors les fondations sur lesquelles repose la charpente des sociétés industrielles seraient ébranlées. La recherche que je propose est subversive. Elle remet en question l’accord général sur la nécessité de développer le transport et la fausse opposition politique entre tenants du transport public et partisans du transport privé.

Les dégrés de la mobilité

Le roulement à billes a été inventé il y a un siècle. Grâce à lui le coefficient de frottement est devenu mille fois plus faible. En ajustant convenablement un roulement à billes entre deux meules néolithiques, un Indien peut moudre à présent autant de grain en une journée que ses ancêtres en une semaine. Le roulement à billes a aussi rendu possible l’invention de la bicyclette, c’est-à-dire l’utilisation de la roue, — la dernière, sans doute, des grandes inventions néolithiques —, au service de la mobilité obtenue par la force musculaire humaine. Le roulement à billes est ici le symbole d’une rupture définitive avec la tradition et des directions opposées que peut prendre le développement. L’homme peut se déplacer sans l’aide d’aucun outil. Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermodynamique plus rentable que n’importe quel véhicule à moteur et plus efficace que la plupart des animaux. Proportionnellement à son poids, quand il se déplace, il produit plus de travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou l’esturgeon. Avec ce rendement, il a peuplé la terre et fait son histoire. A ce même niveau, les sociétés agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de leur budget-temps à circuler hors des habitations ou des campements.

A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. En terrain plat, il lui suffit alors de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son corps sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux.

Si l’on ajoute à l’invention du roulement à billes celles de la roue à rayons et du pneu, cette conjonction a pour 1’histoire du transport plus d’importance que tous les autres événements, à l’exception de trois d’entre eux. D’abord, à 1’aube de la civilisation, l’invention de la roue transféra les fardeaux des épaules des hommes à la brouette. Puis au Moyen Age, en Europe, les inventions du bridon, du collier d’épaules et du fer à cheval multiplièrent par cinq le rendement thermodynamique du cheval et transformèrent l’économie en permettant de fréquents labourages et la rotation des assolements. De plus, elles mirent à la portée des paysans des champs éloignés : ainsi on vit la population rurale passer de hameaux de six familles à des villages de cent feux, groupés autour de l’église, du marché, de la prison et, plus tard, de l’école. Cela rendit possible la mise en culture de terres situées plus au nord et déplaça le centre du pouvoir vers des régions plus froides. Enfin, la construction par les Portugais au XVe siècle des premiers vaisseaux de haute mer posa, sous 1’égide du capitalisme européen naissant, les fondements d’une économie de marché mondiale et de l’impérialisme moderne.

L’invention du roulement à billes marqua une quatrième révolution. Elle permit de choisir entre plus de liberté et d’équité d’une part et une vitesse et une exploitation accrues d’autre part. Le roulement à billes est un élément fondamental dans deux formes de déplacement, respectivement symbolisées par le vélo et par l’automobile. Le vélo élève la mobilité autogène de l’homme jusqu’à un nouveau degré, au-delà duquel il n’y a plus en théorie de progrès possible. A l’opposé, la cabine individuelle accélérée a rendu les sociétés capables de s’engager dans un rituel de la vitesse qui progressivement les paralyse.

Que s’établisse un monopole d’emploi rituel d’un outil potentiellement utile n’est pas un phénomène nouveau. Il y a des millénaires, la roue déchargea le porteur esclave de son fardeau, mais seulement dans les pays d’Eurasie. Au Mexique, bien que très connue, la roue ne fut jamais utilisée pour le transport, mais exclusivement pour fabriquer de petites voitures destinées à des dieux en miniature. Que la charrette ait été un objet tabou dans l’Amérique d’avant Cortès ne doit pas nous étonner davantage que le fait que le vélo soit tabou dans la circulation moderne.

Il n’est absolument pas nécessaire que l’invention du roulement à billes serve, à l’avenir, à augmenter encore la consommation d’énergie et engendre ainsi le manque de temps, le gaspillage de l’espace et des privilèges de classe. Si le nouveau degré de mobilité autogène offert par le vélo était protégé de la dévaluation, de la paralysie et des risques corporels pour le cycliste, alors il serait possible de garantir à tout le monde une mobilité optimale et d’en finir avec un système qui privilégie les uns et exploite les autres au maximum. On pourrait contrôler les formes d’urbanisation, si la structuration de l’espace était liée à l’aptitude des honnnes à s’y déplacer. Limiter absolument la vitesse, c’est retenir la forme la plus décisive d’aménagement et d’organisation de l’espace. Selon qu’on l’utilise dans une technique vaine ou profitable, le roulement à billes change de valeur.

Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très bas salaire, un Chinois consacre moins d’heures de travail à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps qu’un Américain à l’achat d’une voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement moins chers que la réalisation d’une infrastructure adaptée à des véhicules rapides. Pour les vélos, il ne faut de routes goudronnées que dans les zones de circulation dense, et les gens qui vivent loin d’une telle route ne sont pas isolés, comme ils le seraient s’ils dépendaient de trains ou de voitures. La bicyclette élargit le rayon d’action personnel sans interdire de passer où l’on ne peut rouler : il suffit alors de pousser son vélo.

Le vélo nécessite une moindre place. Là où se gare une seule voiture, on peut ranger dix-huit vélos, et l’espace qu’il faut pour faire passer une voiture livre a passage à trente vélos. Pour faire franchir un pont à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies d’une certaine largeur si l’on utilise des trains, quatre si l’on utilise des autobus, douze pour des voitures, et une seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est le seul véhicule qui conduise l’homme de porte à porte, à n’importe quelle heure, et par l’itinéraire de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie.

La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie devenus également rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus rapidement, et la distance totale franchie annuellement est aussi plus élevée. Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une conquête technique, sans prétendre régenter les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui. Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres. Ce nouvel outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire, au lieu que chaque accroissement de l’accélération produit par des véhicules à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace.

Le roulement à billes et les pneus permettent à l’homme d’instaurer un nouveau rapport entre son temps de vie et son espace de vie, entre son propre territoire et le rythme de son être, sans usurper l’espace-temps et le rythme biologique d’autrui. Ces avantages d’un mode de déplacement moderne, fondé sur la force individuelle, sont évidents, pourtant en général on les ignore. On ne se sert du roulement à billes que pour produire des machines plus puissantes ; on avance toujours l’idée qu’un moyen de transport est d’autant meilleur qu’il roule plus vite, mais on se dispense de la prouver. La raison en est que si l’on cherchait à démontrer la chose, on découvrirait qu’il n’en est rien aujourd’hui. La proposition contraire est, en vérité, facile à établir : à présent, on accepte son contenu avec réticence, demain elle deviendra évidente.

Un combat acharné entre vélos et moteurs vient à peine de s’achever. Au Vietnam, une armée sur-industrialisée n’a pu défaire un petit peuple qui se déplaçait à la vitesse de ses bicyclettes. La leçon est claire. Des armées dotées d’un gros potentiel d’énergie peuvent supprimer des hommes — à la fois ceux qu’elles défendent et ceux qu’elles combattent —, mais elles ne peuvent pas grand-chose contre un peuple qui se défend lui-même. Il reste à savoir si les Vietnamiens utiliseront dans une économie de paix ce que leur a appris la guerre et s’ils sont prêts à garder les valeurs mêmes qui leur ont permis de vaincre. Il est à craindre qu’au nom du développement industriel et de la consommation croissante d’énergie, les Vietnamiens ne s’infligent à eux-mêmes une défaite en brisant de leurs mains ce système équitable, rationnel et autonome, imposé par les bombardiers américains à mesure qu’ils les privaient d’essence, de moteurs et de routes.

Moteurs dominants et moteurs auxiliaires

Les hommes naissent dotés d’une mobilité presque égale. Cette capacité innée plaide en faveur d’une égale liberté d’aller où bon leur semble. Les citoyens d’une société fondée sur des principes de liberté, d’égalité et de fraternité défendront de toute diminution ce droit fondamental. Peu importe la nature de la menace, que ce soit la prison, l’assignement à résidence, le retrait du passeport ou l’enfermement dans un milieu qui nuit à la mobilité naturelle à seule fin de transformer la personne en usager du transport. Ce droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à la joie de se déplacer ne tombe pas en désuétude du simple fait que la plupart de nos contemporains sont attachés à leur siège par leur ceinture de sécurité idéologique. La capacité naturelle de transit est le seul critère utile pour évaluer la contribution réelle du transport à la circulation globale. Il n’y a pas plus de transport que la circulation ne peut en supporter. Il reste à souligner comment se distinguent les formes de transport qui mutilent le droit de mobilité et celles qui l’élargissent.

Le transport peut imposer une triple entrave à la circulation : en brisant son flot, en isolant des catégories hiérarchisées de destinations, en augmentant le temps perdu à circuler. On a déjà vu que la clé de la relation entre le transport et la circulation se trouve dans la vitesse maximale du véhicule. On a vu aussi que, passé un certain seuil de vitesse, le transport gêne la circulation. Il bloque la mobilité en saturant l’espace de routes et de voitures, il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés définis par les degrés d’accélération correspondants, il vole à chacun son temps de vie pour le donner en pâture à la vitesse.

L’inverse vaut aussi. En deçà d’un certain seuil de vitesse, les véhicules à moteur sont un facteur d’appoint ou d’amélioration en rendant possibles ou plus faciles certaines tâches. Des véhicules à moteur peuvent transporter les vieillards, les infirmes, les malades et les simples paresseux. Ascenseurs et tapis roulants peuvent hisser sur une colline cyclistes et engins. Des trains peuvent servir aux rotations quotidiennes, mais à la seule condition de ne pas engendrer au terme des besoins qu’ils ne sauraient satisfaire. Et le danger demeure que ces moyens de transport distancent les vélos pour les trajets de chaque jour.

Bien sûr l’avantage d’une voiture est évident pour celui que ne va pas à son lieu de travail, mais part en voyage. Jusqu’à l’époque de la machine à vapeur, le voyageur était ravi de pouvoir franchir 50 kilomètres par jour, que ce fût en bateau, à cheval ou en calèche, soit 3 kilomètres par heure d’un pénible voyage. Le mot anglais travel rappelle encore combien il était dur de voyager : il vient du latin trepalium, ce pal formé de trois épieux, instrument de supplice ayant remplacé la croix dans le haut Moyen Age chrétien. On oublie trop facilement que franchir 25 kilomètres à 1’heure dans une voiture bien suspendue représente un « progrès » longtemps inconcevable.

Un système moderne de transport qui se fixerait cette vitesse d’acheminement permettrait à l’inspecteur Fix de rattraper Phileas Fogg dans sa course autour du monde en moins de la moitié des 80 jours fatidiques. Il faut voyager à une vitesse qui laisse le temps du voyage rester celui du voyageur. Si l’on demeure en deçà de ces limites, on allège les couts temporels du voyage, pour la production comme pour le voyageur.

Limiter l’énergie consommée et, donc, la vitesse des moteurs ne suffit pas à protéger les plus faibles contre l’exploitation des riches et des puissants : eux trouveront encore le moyen de vivre et de travailler dans les bons quartiers, de voyager régulièrement dans des wagons capitonnés et de réserver une voie spéciale pour leurs médecins ou les membres de leur comité central. Avec une vitesse maximale limitée, on pourra réduire ces inégalités à l’aide d’un ensemble d’impôts et de moyens techniques. Avec des vitesses de pointe illimitées, ni l’appropriation publique des moyens de transport ni l’amélioration technique du contrôle n’aboliront l’exploitation et l’inégalité croissantes. L’industrie du transport est la clé de la production optimale de la circulation tant qu’elle n’exerce pas de monopole radical sur la productivité de chacun.

Sous-équipement, sur-développement et maturité technique

La combinaison du transport et du transit qui compose la circulation nous offre un exemple de consommation d’énergie socialement optimale, avec la nécessité d’imposer à cette consommation des limites politiquement définies. La circulation fournit aussi un modèle de la convergence des intentions de développement dans le monde entier et un critère de distinction entre pays sous-équipés et pays surindustrialisés.

Un pays est sous-équipé s’il ne peut fournir à chaque acheteur la bicyclette qui lui conviendrait. Il en est de même s’il ne dispose pas d’un réseau de bonnes pistes cyclables et de nombreux moteurs auxiliaires à faible consommation, utilisables sans frais. En 1975, il n’y a aucune raison technique, économique ou écologique de tolérer où que ce soit un tel retard. Ce serait une honte si la mobilité naturelle de l’homme devait, contre son gré, stagner plus bas que le degré optimal.

Un pays est surindustrialisé lorsque sa vie sociale est dominée par l’industrie du transport qui détermine les privilèges de classe, accentue la pénurie de temps, enchaîne les gens à des réseaux et à des horaires. Souséquipement et surindustrialisation semblent être aujourd’hui les deux pôles du développement potentiel. Mais hors de ce champ de tension, se trouve le monde de la maturité technique, de l’efficacité post-industrielle où un faible apport technique triomphe du contingentement des marchandises rares qui résulte de l’hybris technique. La maturité technique consiste à maintenir l’usage du moteur dans ces limites au-delà desquelles il se transforme en maître. La maturité économique consiste à maintenir la production industrielle dans ces limites en deçà desquelles elle fortifie et complète les formes autonomes de production. C’est le royaume du vélo et des grands voyages, de l’efficacité souple et moderne, un monde ouvert de rencontres libres.

Pour les hommes d’aujourd’hui, le sous-équipement est ressenti comme une impuissance face à la nature et à la société. La surindustrialisation leur enlève la force de choisir réellement d’autres modes de production et de politique, elle dicte aux rapports sociaux leurs caractéristiques techniques. Au contraire, le monde de la maturité technique respecte la multiplicité des choix politiques et des cultures. Évidemment, cette diversité décroît dès que la société industrielle choisit la croissance aux dépens de la production autonome.

La théorie ne peut fournir aucune mesure précise du degré d’efficacité post-industrielle ou de maturité technique dans une société donnée. Elle se borne à indiquer l’ordre de grandeur où doivent se situer ces caractéristiques techniques. Chaque communauté dotée d’une histoire doit, selon ses procédures politiques propres, décider à quel degré lui deviennent intolérables la programmation, la destruction de l’espace, le manque de temps et l’injustice. La théorie peut souligner que la vitesse est le facteur critique en matière de circulation, elle peut prouver la nécessité d’une technique à faible consommation d’énergie, mais elle ne peut fixer les limites politiquement réalisables. Le roulement à billes peut provoquer une nouvelle prise de conscience politique qui conserve aux masses le pouvoir sur les outils de la société, ou bien il peut susciter une dictature techno-fasciste.

Il est deux moyens d’atteindre la maturité technique : par la libération de l’abondance ou par la libération du manque. Les deux conduisent au même terme : la reconstruction sociale de l’espace, chacun faisant alors l’expérience toujours neuve de vivre et de se mouvoir là où se trouve le centre du monde.

La libération de l’abondance doit commencer dans les îlots de surcirculation dans les grandes villes, là où les sur-développés trébuchent les uns sur les autres, se laissant catapulter à grande vitesse d’un rendezvous à l’autre, vivant à côté d’inconnus qui se hâtent chacun autre part. Dans ces pays, les pauvres sont sans cesse expédiés d’un bout à l’autre de la ville, perdant ainsi leurs loisirs et leur propre vie sociale. Chaque groupe social (le Noir, le PDG, l’ouvrier, le commissaire) est isolé par la spécificité de sa consommation de transport. Cette solitude au cœur de l’abondance, dont tous ont à souffrir, éclatera si les îlots de surcirculation dans les grandes villes s’étalent et s’il s’ouvre des zones libres de tout transport où les hommes redécouvrent leur mobilité naturelle. Ainsi, dans cet espace dégradé des villes industrielles, pourraient se développer les commencements d’une reconstruction sociale ; les gens qui se disent aujourd’hui riches rompront leurs liens avec le transport surefficace dès qu’ils sauront apprécier l’horizon de leurs îlots de circulation et redouter d’avoir à s’éloigner de chez eux.

La libération du manque naît à l’opposé. Elle brise le resserrement du village dans la vallée et débarrasse de l’ennui d’un horizon étroit, de l’oppression d’un monde isolé sur lui-même. Élargir la vie au-delà du cercle des traditions est un but atteignable en quelques années pour les pays pauvres, mais seulement pour qui saura écarter la soumission au développement industriel incontrôlé, soumission qu’impose l’idéologie de la consommation énergétique sans limite.

La libération du monopole radical de l’industrie, le choix joyeux d’une technique « pauvre » sont possibles là où les gens participent à des procédures politiques fondées sur la garantie d’une circulation optimale. Cela exige qu’on reconnaisse l’existence de quanta d’énergie socialement critiques, dont l’ignorance a permis la constitution de la société industrielle. Ces quanta d’énergie conduiront ceux qui consomment autant, mais pas plus, à l’âge post-industriel de la maturité technique.

Cette libération ne coûtera guère aux pauvres, mais les riches payeront cher. Il faudra bien qu’ils en payent le prix si l’accélération du système de transport paralyse la circulation. Ainsi une analyse concrète de la circulation révèle la vérité cachée de la crise de l’énergie : les quanta d’énergie conditionnés par l’industrie ont pour effets l’usure et la dégradation du milieu, l’asservissement des hommes. Ces effets entrent en jeu avant même que se réalisent les menaces d’épuisement des ressources naturelles, de pollution du milieu physique et d’extinction de la race. Si l’accélération était démystifiée, alors on pourrait choisir à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, en ville comme à la campagne, d’imposer des limites à l’outil moderne, ces limites en deçà desquelles il est un instrument de libération.

Biographie

Ivan Illich est né à Vienne en 1926. Il arrive aux États-Unis en 1951, et travaille comme assistant auprès du pasteur d'une paroisse portoricaine de New York. Entre 1956 et 1960, il est vice-recteur de l'Université catholique de Porto Rico, où il met sur pied un centre de formation pour les prêtres américains qui doivent se familiariser avec la culture latino-américaine. Illich fut co-fondateur du Center for Intercultural Documentation (CIDOC) à Cuernavaca, Mexico. À compter de 1964, il a dirigé des séminaires sur le thème «Alternatives institutionnelles dans une société technologique», avec un accent spécial sur l'Amérique Latine. Il vit désormais sur le mode de l'amitié. Polyglotte, homme du Sud autant que du Nord, solidement enraciné en Occident et familier avec l'Orient, Illich mérite pleinement la qualité d'humaniste. Ses écrits sur l'école, la santé, la convivialité, l'énergie ont eu un rayonnement universel, provoquant de féconds débats dans de nombreux pays. Illich est tout d'abord un penseur qui se situe dans un contexte historique particulier, celui des années 60 — période caractérisée par une critique radicale de l'ordre capitaliste et de ses institutions sociales, et notamment de l'école.

C'est aussi une personnalité complexe. On disait à l'époque qu'Ivan Illich était un homme intelligent qui aimait à s'entourer de gens intelligents et qu'il lui était difficile de dissimuler son mépris à l'égard des personnes qu'il trouvait stupides. Il pouvait tout à la fois se montrer extrêmement cordial et tourner brutalement en ridicule ceux qui l'interpellaient.

Travailleur infatigable, polyglotte, cosmopolite, il professait des idées, que ce fût sur l'Église et son évolution, sur la culture et l'éducation, sur la médecine ou sur les transports dans les sociétés modernes, qui toutes suscitèrent des controverses qui finirent par faire de lui une des figures emblématiques de l'époque. Cependant, Illich lui-même provoquait en partie la polémique par sa personnalité, son style, ses méthodes de travail ou le radicalisme de ses idées. Pour les spécialistes de l'éducation, Ivan Illich est le père de l'éducation sans école, l'auteur qui condamne sans appel le système scolaire désigné comme l'une des multiples institutions publiques qui exercent des fonctions anachroniques, ne s'adaptent pas à la rapidité des changements et ne servent qu'à stabiliser et à protéger la structure de la société qui les a produites.

Origine et destin

Illich, né à Vienne en 1926, fit ses études dans des établissements religieux de 1931 à 1941. Expulsé en vertu des lois antisémites qui le touchaient par son ascendance maternelle, il termina ses études secondaires à l'Université de Florence pour ensuite faire de la théologie et de la philosophie à l'Université grégorienne de Rome et, ultérieurement, obtenir un doctorat d'histoire à l'Université de Salzbourg.

Alors que le Vatican le destinait à la carrière diplomatique, Illich opta pour la prêtrise et fut nommé vicaire d'une église paroissiale irlandaise et portoricaine à New York. Il séjourna dans cette ville de 1951 à 1956. En 1956, il quitta New York pour assumer la fonction de vice-recteur de l'Université catholique de Ponse à Porto Rico. L'intérêt qu'il portait au développement de ce qu'il appelait la « sensibilité interculturelle » l'amena à créer, peu de temps après sa nomination, l'Instituto de Communicación Intercultural.

Cet institut, qui fonctionnait seulement durant les mois d'été, avait pour mission d'enseigner l'espagnol à des ecclésiastiques et à des laïcs américains qui seraient appelés par la suite à travailler parmi les Portoricains émigrés dans les villes d'Amérique du Nord. Bien que l'apprentissage de l'espagnol constituât une partie importante des activités de l'institut, Illich insistait sur le fait que le programme était essentiellement destiné à développer, chez des personnes appartenant à des cultures différentes, l'aptitude à percevoir la signification des choses.

Ses relations avec l'Université de Ponse prirent fin en 1960 à la suite d'un désaccord avec l'évêque du diocèse, celui-ci ayant interdit aux catholiques du lieu de voter pour un candidat à la charge de gouverneur qui se déclarait partisan du contrôle des naissances. De retour à New York, il accepta une chaire de professeur à l'Université de Fordham. Dans le même temps, poursuivant sa démarche en matière de développement et de renforcement des relations interculturelles, Illich fonda, en 1961, le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à Cuernavaca (Mexique). Le CIDOC, conçu au départ pour former des missionnaires américains travaillant en Amérique latine, se transforma, au fil du temps, en un centre para-universitaire où, par ailleurs, étaient mises en pratique les idées d'Illich sur une éducation déscolarisée.

Depuis l'année de sa création jusqu'au milieu des années 70, le CIDOC fut un lieu de rencontre pour de nombreux intellectuels américains et latino-américains qui réfléchissaient au problème de l'éducation et de la culture. Le centre proposait des cours d'espagnol ainsi que des ateliers sur des thèmes sociaux et politiques. Il possédait, en outre, une bibliothèque prestigieuse, et Illich dirigeait personnellement des séminaires consacrés aux alternatives institutionnelles dans la société technologique. C'est de cette époque que datent les fameux débats passionnés entre Paolo Freire et Ivan Illich sur l'éducation, la scolarisation et la conscientisation ainsi que les dialogues entre Illich et d'autres spécialistes de l'éducation, tous préoccupés de trouver des moyens éducatifs permettant de transformer chaque moment de la vie en une occasion d'apprendre, et ce, généralement, en dehors du système scolaire.

La notoriété d'Illich, qui remonte à cette période, est liée au départ à la critique qu'il fait de l'Église institutionnelle, définie par lui comme une grande entreprise qui forme et emploie des professionnels de la foi pour assurer sa propre reproduction. Il extrapole ensuite cette vision à l'institution scolaire et développe la critique qui devait le mener, pendant quelques années, à travailler sur sa proposition de société sans école. Ses opinions sur la débureaucratisation de l'Église dans le futur et sur la déscolarisation de la société firent rapidement du CIDOC un lieu de controverses religieuses, ce qui explique que Illich sécularisa le centre en 1968 et abandonna le sacerdoce en 1969.

Pendant cette période, Illich élabore ce que l'on pourrait appeler sa pensée éducative, publiant entre la fin des années 60 et le milieu des années 70 ses principaux ouvrages dans le domaine de l'éducation. Ultérieurement, il change de perspectives et passe de l'analyse des effets de la scolarisation sur la société à celle des problèmes institutionnels dans les sociétés modernes.

Vers le milieu des années 70, bien que continuant à résider au Mexique, Illich adresse ses écrits à la communauté universitaire internationale et prend progressivement ses distances avec l'Amérique latine. À la fin de cette décennie, le philosophe et pédagogue quitte définitivement le Mexique pour s'installer en Europe (Il est mort le 2 décembre 2002). »

Marcela Garjado, « Ivan Illich (1926-2002) », Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée, Paris, UNESCO, Bureau international d'éducation, vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 733-743.

La théorie de la relativité resteinte et générale

Thursday 6 October 2016 à 00:00

Ce petit livre a pour but de faire connaître, d’une manière aussi exacte que possible, la Théorie de la relativité à ceux qui s’intéressent à elle au point de vue général, scientifique et philosophique, mais qui ne possèdent pas l’appareil mathématique de la Physique théorique [1]. La lecture suppose à peu près des connaissances de bachelier et — malgré le peu d’étendue du livre — une bonne dose de patience et de force de volonté. L’auteur n’a pas ménagé sa peine pour présenter les idées fondamentales d’une manière aussi claire et simple que possible et, en gros, dans l’ordre et la connexion dans lesquels elles ont réellement pris naissance. Dans l’intérêt de la clarté, il m’a paru inévitable de me répéter souvent, sans me soucier le moins du monde de donner à mon exposé une forme élégante ; j’ai consciencieusement suivi l’avis du théoricien génial Ludwig Boltzmann, de laisser le souci d’élégance aux tailleurs et aux cordonniers. Je ne crois pas avoir caché au lecteur les difficultés inhérentes au sujet. J’ai, par contre, traité à dessein d’une façon sommaire les fondements empiriques et physiques de la théorie, afin que le lecteur qui n’est pas bien familiarisé avec la physique ne se trouve dans une situation semblable à celle du voyageur que les maisons empêchaient de voir la ville.

Puisse ce petit livre être un stimulant pour beaucoup de lecteurs et leur faire passer quelques heures agréables.

PREMIERE PARTIE : La théorie de la relativité restreinte

1. Le contenu physique des propositions géométriques

Sans doute avez-vous, cher lecteur, quand vous étiez jeune garçon, fait la connaissance du superbe édifice de la Géométrie d’Euclide, et vous vous rappelez peut-être, avec plus de respect que de plaisir, cette imposante construction sur le haut escalier de laquelle des maîtres consciencieux vous forçaient de monter pendant des heures innombrables. En vertu de ce passé vous traiteriez avec dédain toute personne qui regarderait même la moindre proposition de cette science comme inexacte. Mais ce sentiment de fière certitude vous abandonnerait peut-être, si l’on vous posait cette question « Qu’entendez-vous par l’affirmation que ces propositions sont vraies ? » À cette question nous voulons nous arrêter un peu.

La géométrie part de certaines notions fondamentales telles que le point, la droite, le plan, auxquelles nous sommes capables d’associer des représentations plus ou moins claires, et de certaines propositions simples (axiomes), que nous sommes disposés à regarder, en vertu de ces représentations, comme « vraies ». Toutes les autres propositions sont ensuite ramenées, au moyen d’une méthode logique dont nous nous sentons forcés de reconnaître la légitimité, aux axiomes, c’est-à-dire démontrées. Une proposition est, par conséquent, exacte ou « vraie », si elle est déduite des axiomes de la manière généralement admise. La question de savoir si telle ou telle proposition géométrique est « vraie » se ramène, par conséquent, à la question de savoir si les axiomes sont « vrais ». Mais on sait depuis longtemps que non seulement on ne peut répondre à cette dernière question au moyen des méthodes de la géométrie, mais qu’elle n’a en elle-même aucun sens. On ne peut pas demander s’il est vrai que par deux points il ne passe qu’une seule droite. On peut seulement dire que la Géométrie euclidienne traite de figures qu’elle appelle « droites » et auxquelles elle attribue la propriété d’être déterminées d’une manière univoque par deux de ses points. La notion de « vrai » ne s’applique pas aux énoncés de la géométrie pure, car par le terme « vrai » nous désignons, en dernier ressort, toujours la concordance avec un objet « réel ». Or, la Géométrie ne s’occupe pas du rapport entre ses notions et les objets de l’expérience, mais seulement du rapport logique de ces notions entre elles.

Que nous nous sentions quand même portés à regarder les propositions de la Géométrie comme « vraies », cela est facile à expliquer. Aux notions géométriques correspondent plus ou moins exactement des objets déterminés dans la nature, qui sont indubitablement la seule cause de leur naissance. Libre à la Géométrie, pour donner à sa construction la plus grande cohésion logique possible, de ne pas en tenir compte. L’habitude, par exemple, de nous représenter une droite par deux points marqués sur un corps pratiquement rigide est profondément enracinée dans notre esprit. Nous sommes, en outre, habitués à supposer que trois points se trouvent sur une droite si, par un choix approprié du point de vision, nous pouvons faire coïncider leurs positions apparentes.

Si maintenant, en suivant nos habitudes de penser, nous ajoutons aux propositions de la Géométrie euclidienne la seule proposition qui affirme qu’à deux points d’un corps pratiquement rigide correspond toujours la même distance (droite), quels que soient les changements de position que nous lui fassions subir, les propositions de la Géométrie euclidienne deviennent des propositions sur la position relative possible de corps pratiquement rigides [2]. La Géométrie ainsi complétée doit être traitée comme une branche de la Physique. Et c’est avec raison que la question de la « vérité » des propositions géométriques ainsi interprétées peut maintenant être posée, car on peut se demander si ces propositions sont aussi valables pour les objets réels que nous avons coordonnés aux notions géométriques. D’une façon quelque peu imprécise nous pouvons, par conséquent, dire que nous entendons par la « vérité » d’une proposition géométrique en ce sens sa validité dans une construction avec le compas et la règle.

La conviction de la « vérité » des propositions géométriques en ce sens repose naturellement sur des expériences assez imparfaites. Nous voulons pour le moment admettre la vérité de ces propositions ; nous verrons ensuite, dans la dernière partie de nos réflexions (quand nous traiterons de la Théorie de la relativité générale), qu’elle est limitée et dans quelle mesure elle l’est.

2. Le système de coordonnées

En vertu de l’interprétation physique de la distance, dont on vient de parler, nous sommes aussi en état de déterminer la distance de deux points sur un corps rigide au moyen de mesures. A cet effet nous avons besoin d’une droite (bâtonnet S), qui nous servira d’unité de mesure. Si maintenant A et B sont deux points d’un corps rigide, la droite qui les relie peut être construite d’après les lois de la Géométrie; on peut ensuite appliquer sur cette droite la droite S à partir de A autant de fois qu’il est nécessaire pour atteindre B. Le nombre des applications successives est la mesure de la droite AB. C’est sur ce procédé que repose toute mesure de longueur [3].

Toute description d’un lieu où se produit un événement, ou bien où se trouve un objet, consiste en ceci qu’on indique le point d’un corps rigide (corps de référence) avec lequel cet événement coïncide. Ce procédé n’est pas seulement employé dans la description scientifique, mais aussi dans la vie journalière. En analysant l’indication de lieu « à Paris, place du Panthéon », on trouve que sa signification est la suivante : Le sol est le corps rigide auquel se rapporte l’indication du lieu. Sur ce sol, « la place du Panthéon à Paris » est marquée par un point accompagné d’un nom avec lequel l’événement coïncide dans l’espace [4].

Ce procédé primitif d’indiquer les lieux peut être employé seulement pour les lieux à la surface des corps rigides et dépend de l’existence de points discernables sur cette surface. Voyons comment l’esprit humain s’affranchit de ces deux restrictions, sans que l’essentiel de l’indication des lieux subisse une modification. Si, par exemple, un nuage plane au-dessus de la place du Panthéon, le lieu de ce nuage, rapporté à la surface de la Terre, peut être déterminé en dressant verticalement sur cette place une perche qui atteint le nuage. La longueur de la perche, mesurée avec la règle, jointe à l’indication du lieu du pied de la perche fournit alors une indi cation parfaite du lieu. Cet exemple nous montre de quelle façon le perfectionnement de la notion de lieu s’est opéré.

  1. On prolonge le corps rigide, auquel se rapporte l’indication du lieu, de telle sorte que l’objet à localiser est atteint par le corps rigide complété.
  2. Pour caractériser un endroit on utilise le nombre au lieu de points marqués par un nom (ici la longueur de la perche mesurée avec la règle).
  3. On parle aussi de la hauteur du nuage même quand il n’y a pas de perche dressée pour l’atteindre. Dans notre cas on évalue la longueur que devrait avoir la perche pour atteindre le nuage, en faisant des observations optiques sur le nuage de différents points du sol et en tenant compte des propriétés de la propagation de la lumière.

On voit par cette considération qu’on obtient un avantage pour la description des lieux, si l’on réussit, par l’emploi de mesures numériques, à se rendre indépendant des points pourvus de noms qui existent sur le corps rigide auquel est rapportée l’indication des lieux. C’est ce qu’atteint la Physique dans ses mesures par l’emploi du système de coordonnées cartésien.

Ce système se compose de trois plans rigides perpendiculaires deux à deux et liés à un corps rigide. Le lieu d’un événement quelconque, par rapport au système de coordonnées, est (en substance) déterminé en indiquant les longueurs des trois perpendiculaires ou coordonnées (x, y, z) (voir la figure 2) qui peuvent être abaissées de ce lieu sur les trois plans. Les longueurs de ces trois perpendiculaires peuvent être déterminées par une des manipulations avec des baguettes rigides, manipulations prescrites par les lois et les méthodes de la Géométrie euclidienne.

Dans la pratique, les plans rigides constituant le système de coordonnées ne sont pas généralement réalisés ; de même les coordonnées ne sont pas réellement déterminées au moyen de constructions avec des baguettes rigides, mais d’une manière indirecte. Le sens physique de la détermination des lieux doit pourtant toujours être cherché conformément aux discussions précédentes, si l’on ne veut pas que les résultats de la Physique et de l’Astronomie se perdent dans le vague [5].

Nous avons donc le résultat suivant : Toute description d’événements dans l’espace nécessite l’emploi d’un corps rigide auquel ces événements doivent être rapportés. Cette relation suppose que les lois de la Géométrie euclidienne sont valables pour les « droites », où la « droite » est représentée physiquement par deux points sur un corps rigide.

3. Espace et temps dans la Mécanique classique

Si, sans trop me faire scrupule et sans entrer dans des explications détaillées, je définis la tâche de la Mécanique dans les termes suivants « La Mécanique doit décrire comment les corps changent de lieu avec le temps », je charge ma conscience de quelques péchés mortels contre le saint esprit de la clarté, et ces péchés doivent tout d’abord être dévoilés.

Il n’est pas clair ce qu’il faut ici entendre par « lieu » et « espace ». Supposons que, me trouvant devant la fenêtre d’un wagon d’un train en marche uniforme, je laisse tomber, sans lui imprimer une impulsion, une pierre sur le talus. Je vois alors (abstraction faite de l’influence exercée par la résistance de l’air) la pierre tomber en ligne droite. Mais un piéton qui observe le méfait du sentier constate que la pierre dans sa chute décrit une parabole. Je demande maintenant : Les « lieux » que la pierre parcourt sont- ils « réellement » situés sur une droite ou sur une parabole ? Que signifie ici, en outre, mouvement dans « l’espace » ? La réponse, d’après les réflexions du chapitre précédent, s’entend d’elle-même. Laissons tout d’abord de côté le terme obscur « espace » par lequel – avouons-le honnêtement – nous ne pouvons absolument rien nous représenter. À sa place nous mettons « mouvement par rapport à un corps de référence pratiquement rigide ». Les lieux par rapport au corps de référence (wagon ou sol) ont déjà été définis d’une façon détaillée dans le chapitre précédent. En mettant à la place de « corps de référence » la notion de « système de coordonnées », qui est utile pour la description mathématique, nous pouvons dire : La pierre décrit, par rapport à un système de coordonnées rigidement lié au wagon, une droite, mais par rapport à un système de coordonnées rigidement lié au sol une parabole. Cet exemple montre clairement qu’il n’y a pas de trajectoire en soi (C’est-à-dire une trajectoire que décrit le corps), mais seulement une trajectoire par rapport à un corps de référence déterminé.

Une description complète du mouvement est réalisée seulement quand on indique comment le corps change de place avec le temps, c’est-à-dire qu’il faut indiquer pour chaque point de la trajectoire à quel moment le corps s’y trouve. Ces indications doivent être complétées par une définition du temps telle que ces valeurs du temps puissent, en vertu de cette définition, être considérées en principe comme des grandeurs observables (résultats de mesures). Nous satisfaisons dans notre cas à cette exigence – en restant sur le terrain de la Mécanique classique – de la manière suivante. Nous imaginons deux montres constituées exactement de la même façon, dont l’une est possédée par l’homme qui se trouve devant la fenêtre du wagon et l’autre par l’homme qui se trouve sur la voie. Chacun d’eux établit à quel endroit, par rapport à son corps de référence, se trouve justement la pierre quand sa montre indique un temps déterminé. Nous renonçons ici à tenir compte de l’inexactitude due à la propagation de la lumière avec une vitesse finie. Nous en parlerons, ainsi que d’une autre difficulté qui se présente ici, plus loin d’une façon détaillée.

4. Le système de coordonnées de Galilée

On sait que la loi fondamentale de la mécanique de Galilée-Newton, connue sous le nom de loi de l’inertie, est exprimée dans les termes suivants : Un corps suffisamment éloigné d’autres corps persiste dans son état de repos ou de mouvement rectiligne et uniforme. Cette proposition n’énonce pas seulement quelque chose concernant les mouvements des corps, mais elle nous dit aussi quels corps de référence ou systèmes de coordonnées sont admissibles et peuvent être employés pour la description mécanique. Les corps auxquels la loi de l’inertie peut sûrement s’appliquer avec une grande approximation sont les étoiles fixes visibles. Mais si nous employons un système de coordonnées rigidement lié à la Terre, chaque étoile fixe décrit par rapport à lui pendant une journée (astronomique) un cercle d’un rayon immense, ce qui est en contradiction avec la loi de l’inertie. Si donc on veut conserver cette loi il ne faut rapporter les mouvements qu’à des systèmes de coordonnées relativement auxquels les étoiles fixes n’effectuent pas de mouvements circulaires. Un système de coordonnées dont l’état de mouvement est tel que relativement à lui la loi de l’inertie reste valable est appelé « système de coordonnées galiléen ». Ce n’est que pour les systèmes de coordonnées galiléens que les lois de Galilée-Newton sont valables.

5. Le principe de relativité (au sens restreint)

Nous partons de nouveau, pour être aussi clair que possible, de l’exemple du wagon du train qui marche avec une vitesse uniforme. Nous appelons son mouvement une translation uniforme (« uniforme », parce que sa vitesse et sa direction sont constantes et « translation », parce que le wagon change certes de place par rapport au talus, mais n’exécute pas de mouvement de rotation). Supposons un corbeau qui, relativement à un observateur sur le talus, vole à travers l’air en ligne droite et d’une manière uniforme. Pour un observateur dans le wagon en marche, le mouvement du corbeau sera à la vérité d’une vitesse et d’une direction différentes, mais également rectiligne et uniforme. En termes abstraits on peut dire : Si une masse m effectue un mouvement rectiligne et uniforme relativement à un système de coordonnées K, elle effectue aussi un mouvement rectiligne et uniforme relativement à un autre système K’, si ce dernier effectue relativement à K un mouvement de translation uniforme. De là il résulte, en tenant compte de ce qui a été établi dans le chapitre précédent, que si K est un système de coordonnées galiléen, tout autre système de coordonnées K’, qui effectue un mouvement de translation uniforme relativement à K, est également un système galiléen. Relativement à K’ les lois de la mécanique de Galilée-Newton sont aussi vraies que relativement à K.

Nous voulons faire un pas de plus dans la généralisation en énonçant la proposition suivante : si K’ est relativement à K un système de coordonnées qui effectue un mouvement uniforme sans rotation, les phénomènes de la nature se déroulent, relativement à K’, conformément aux mêmes lois générales que relativement à K. Nous appelons cet énoncé «principe de relativité » (dans le sens restreint).

Tant qu’on était convaincu que tous les phénomènes de la nature peuvent être représentés à l’aide de la Mécanique classique, on ne pouvait douter de la validité de ce principe. Mais avec le développement plus récent de l’Électrodynamique et de l’Optique, il devint de plus en plus manifeste que la Mécanique classique était une base insuffisante pour la description de tous les phénomènes physiques. Par là la question de la validité du principe de relativité se posa, et il ne paraissait pas exclu que la réponse pourrait être négative.

Toujours est-il qu’il existe deux faits généraux qui de prime abord parlent beaucoup en faveur de la validité du principe de relativité. En effet, même si la Mécanique classique ne fournit pas une base assez large pour la représentation théorique de tous les phénomènes physiques, il faut lui reconnaître une part importante de vérité, car elle explique avec une merveilleuse précision les mouvements réels des corps célestes. C’est pourquoi le principe de relativité doit aussi être valable avec une grande précision dans le domaine de la Mécanique. Qu’un principe d’une si grande généralité soit valable avec une telle exactitude pour un ordre de phénomènes, mais en défaut pour un autre, ceci est a priori peu probable.

Le second argument, sur lequel nous reviendrons encore plus tard, est le suivant. Si le principe de relativité (dans le sens restreint) n’était pas valable, les systèmes de coordonnées galiléens K, K’, K», ..., qui exécutent des mouvements uniformes les uns par rapport aux autres, ne seraient pas équivalents pour la description des lois de la nature. On serait alors porté à croire que les lois de la nature ne pourraient être formulées d’une manière particulièrement simple et naturelle que si, entre tous les systèmes de coordonnées galiléens, on choisissait comme corps de référence un d’entre eux (K 0 ) qui est animé d’un mouvement déterminé. Nous devrions alors à juste titre considérer celui-ci (à cause des avantages qu’il présente pour la description de la nature) comme étant « au repos absolu » et les autres systèmes galiléens K comme étant « en mouvement ». Si, par exemple, notre talus était le système K0, notre wagon du train serait un système K par rapport auquel des lois moins simples ne seraient valables que par rapport à K0. Cette moindre simplicité serait due au fait que le wagon K se meut (« réellement ») par rapport à K0. Dans ces lois générales de la nature, formulées par rapport à K, la grandeur et la direction de la vitesse du wagon devraient jouer un rôle. On devrait s’attendre, par exemple, à ce que la hauteur du son d’un tuyau d’orgue soit différente suivant que l’axe de ce tuyau est parallèle ou perpendiculaire à la direction du train. Or, en vertu de son mouvement autour du Soleil, notre Terre est comparable à un wagon se mouvant avec une vitesse d’environ 30 km/s. Nous devrions nous attendre à ce que, dans le cas où le principe de relativité ne serait pas valable, la direction du mouvement de la Terre intervienne à tout moment dans les lois de la nature et, par conséquent, à ce que les systèmes physiques dépendent dans leur comportement de l’orientation dans l’espace relativement à la Terre. Car, étant donné le changement de direction qui se produit au cours d’une année dans la vitesse de la révolution de la Terre, celle-ci ne peut pas être au repos, relativement au système hypothétique K0, pendant toute une année. Or, malgré les observations les plus attentives on n’a jamais pu constater une telle anisotropie dans l’espace physique terrestre, c’est-à-dire une non-équivalence physique entre les différentes directions.

Ceci est un argument de grand poids en faveur du principe de relativité.

6. Le théorème de l’addition des vitesses d’après la Mécanique classique

Supposons que le train dont nous avons déjà souvent parlé marche à une vitesse constante v et qu’un homme se déplace dans un des wagons dans le sens de sa longueur, c’est-à-dire dans le sens de la marche du train avec la vitesse w. Combien rapidement ou avec quelle vitesse W l’homme avance- t-il dans sa marche relativement au talus ? La seule réponse possible semble résulter de la réflexion suivante

Si l’homme restait immobile pendant une seconde, il avancerait, relativement au talus, d’une longueur v égale à la vitesse du wagon. Mais en réalité il parcourt dans cette seconde, relativement au wagon et par conséquent aussi relativement au talus, la longueur w, qui est égale à la vitesse de sa marche. Il parcourt donc au total pendant cette seconde, relativement au talus, la longueur

W = v + w.

Nous verrons plus tard que ce résultat, qui exprime le théorème de l’addition des vitesses de la Mécanique classique, ne peut pas être maintenu, que, par conséquent, la loi que nous venons d’écrire n’est pas tout à fait exacte. Pour le moment, cependant, nous voulons supposer qu’elle est vraie.

7. L’incompatibilité apparente de la loi de la propagation de la lumière et du principe de relativité

On trouve difficilement en Physique une loi plus simple que celle de la propagation de la lumière dans le vide. Tout écolier sait ou croit savoir que la lumière se propage en ligne droite avec une vitesse de 300 000 km/s. Nous savons en tout cas avec une grande exactitude que cette vitesse est la même pour toutes les couleurs ; car s’il n’en était pas ainsi, le minimum d’émission d’une étoile fixe ne s’observerait pas simultanément pour les différentes couleurs au moment où elle est éclipsée par son compagnon obscur. Par une considération analogue, se rattachant aux observations faites sur les étoiles doubles, l’astronome hollandais De Sitter a pu montrer que la vitesse de propagation de la lumière ne peut pas dépendre de la vitesse avec laquelle se meut la source lumineuse. La supposition que cette vitesse de propagation dépend de la direction « dans l’espace » est en soi improbable.

Bref, admettons que c’est avec raison que notre écolier accepte la loi simple de la propagation de la lumière avec une vitesse constante c (dans le vide). Qui croirait que cette loi simple a jeté le physicien consciencieux et réfléchi dans les plus grandes difficultés. Voici comment elles ont surgi.

Le phénomène de la propagation de la lumière doit naturellement, comme tout autre phénomène, être rapporté à un corps de référence rigide (système de coordonnées). Nous choisissons comme tel notre talus et nous supposons que l’air au-dessus de lui a été enlevé. Supposons envoyé le long du talus un rayon de lumière qui se propage par rapport à lui avec la vitesse c. Supposons encore que notre wagon se déplace sur la voie ferrée avec la vitesse v et dans le même sens dans lequel se propage le rayon de lumière, mais, bien entendu, avec une vitesse beaucoup plus petite que ce dernier. Nous demandons maintenant : Quelle est la vitesse de propagation du rayon lumineux relativement au wagon ? Il est facile de voir que la considération du chapitre précédent peut ici être appliquée, car l’homme qui se déplace le long du wagon du train en marche et dans le même sens que ce dernier joue le rôle du rayon lumineux. Sa vitesse W relativement au talus est ici remplacée par la vitesse de la lumière relativement à ce dernier ; w est la vitesse de la lumière cherchée relativement au wagon, dont la valeur est

w=c - v.

La vitesse de propagation du rayon lumineux relativement au wagon est, par conséquent, plus petite que c.

Mais ce résultat est en contradiction avec le principe de relativité exposé au chapitre 5. D’après ce principe, la loi de la propagation de la lumière dans le vide devrait, comme toute autre loi générale de la nature, être la même, soit qu’on choisisse le wagon, soit qu’on choisisse la voie ferrée comme corps de référence. Mais ceci paraît, d’après notre réflexion, impossible. Car, si tout rayon lumineux se propage, relativement au talus, avec la vitesse c, la loi de la propagation de la lumière devrait par là même être différente relativement au wagon, ce qui est en contradiction avec le principe de relativité.

En présence de ce dilemme il paraît inévitable, ou bien d’abandonner le principe de relativité, ou bien la loi simple de la propagation de la lumière dans le vide. Le lecteur qui a suivi attentivement notre exposé jusqu’à présent s’attendra certainement à ce que le principe de relativité, qui apparaît à l’esprit si naturel, si simple et presque inéluctable, soit maintenu, mais que la loi de la propagation de la lumière dans le vide soit remplacée par une autre plus compliquée, qui soit compatible avec le principe de relativité. Mais le développement de la physique théorique a montré que ce chemin n’était pas praticable. Les recherches théoriques extrêmement originales de H. A. Lorentz sur les phénomènes électrodynamiques et optiques présentés par les corps en mouvement montrèrent en effet que les expériences dans ce domaine conduisent nécessairement à une théorie des phénomènes électromagnétiques qui a comme conséquence inévitable la constance de la vitesse de la lumière dans le vide. C’est pourquoi les théoriciens de marque étaient plutôt portés à rejeter le principe de relativité, bien qu’on n’ait pu trouver aucune expérience qui la contredise.

C’est ici qu’intervint la théorie de la relativité. Par une analyse des notions physiques de temps et d’espace, elle montra qu’en réalité il n’y a aucune incompatibilité entre le principe de relativité et la loi de la propagation de la lumière et que, tout au contraire, en maintenant fermement et systématiquement ces deux principes on arrive à une théorie logique qui est à l’abri de toute objection. Nous appelons cette théorie, pour la distinguer de la théorie plus générale que nous traiterons plus loin, «Théorie de la relativité restreinte», dont nous allons exposer les idées fondamentales.

8. Sur la notion de temps en Physique

J e suppose que la foudre ait frappé la voie de notre chemin de fer en deux points A et B très distants l’un de l’autre, et j’affirme que ces deux éclairs ont été «simultanés». Si maintenant je vous demande, cher lecteur, si cette affirmation a un sens, vous me répondez avec conviction « Oui ». Mais si j’insiste et vous prie de m’expliquer d’une façon plus précise le sens de cette affirmation, vous constatez après quelque réflexion que la réponse à cette question n’est pas si simple qu’elle paraît au premier abord.

Après quelque temps il vous viendra peut-être à l’esprit la réponse suivante : « Le sens de cette affirmation est clair en soi-même et n’a pas besoin d’autre éclaircissement; certes, il me faudrait réfléchir pendant un certain temps, si j’étais chargé d’établir par des observations, si dans le cas concret les deux événements sont simultanés ou non ». Cette réponse ne me satisfait pas pour les raisons suivantes. Supposons qu’un météorologiste ait trouvé par des réflexions pénétrantes que la foudre doit toujours tomber simultanément aux points A et B ; il nous faudrait alors vérifier si ce résultat théorique correspond ou ne correspond pas à la réalité. Il en est de même pour toutes les affirmations physiques où la notion de « simultané » joue un rôle. Cette notion n’existe pour le physicien que s’il a trouvé la possibilité de vérifier, dans le cas concret, si elle est ou si elle n’est pas exacte. Nous avons donc besoin d’une définition telle de la simultanéité qu’elle nous donne une méthode au moyen de laquelle nous pouvons décider, dans le cas qui nous occupe, par des expériences, si les deux coups de foudre ont été simultanés ou non. Tant que cette exigence n’est pas satisfaite je suis comme physicien (et aussi comme non-physicien) victime d’une illusion, si je crois pouvoir attacher un sens à l’affirmation de la simultanéité. (Si vous ne m’accordez pas cela, cher lecteur, avec conviction, il est inutile de continuer.)

Après quelque temps de réflexion vous pourriez me faire la proposition suivante pour constater la simultanéité. On mesure la droite AB le long de la voie ferrée et l’on place au milieu de cette droite M un observateur muni d’un appareil (par exemple de deux miroirs inclinés à 90°) qui lui permet d’observer simultanément les deux points A et B. S’il aperçoit les éclairs en même temps, ils sont simultanés.

Je suis très satisfait de cette proposition, je ne peux cependant pas considérer la chose comme complètement éclaircie, parce que je me sens forcé à faire l’objection suivante : « Votre définition serait tout à fait correcte, si je savais déjà que la lumière, qui communique à l’observateur en M la perception des deux éclairs, se propage avec la même vitesse sur la droite A → M que sur la droite B → M. Une vérification de cette supposition ne serait possible que si l’on disposait déjà d’un moyen de mesurer le temps. On paraît donc se mouvoir ici dans un cercle vicieux ».

Après quelques réflexions, vous me jetterez avec raison un regard quelque peu dédaigneux en déclarant : «Je maintiens quand même ma définition de tout à l’heure, puisqu’en réalité elle ne présume rien de la lumière. La définition de la simultanéité ne doit remplir qu’une seule condition, de nous fournir dans chaque cas réel un moyen empirique pour décider si le concept à définir est confirmé ou n’est pas confirmé. Il est indiscutable que ma définition remplit cette condition. Affirmer que la lumière met le même temps à parcourir la droite A → M que la droite B → M n’est pas en réalité une supposition ou une hypothèse sur la nature physique de la lumière, mais une convention que je peux faire librement, pour parvenir à une définition de la simultanéité. »

Il est clair que cette définition peut être employée non seulement pour donner un sens exact à la simultanéité de deux événements, mais d’un nombre quelconque d’événements, quelle que soit la position relative des lieux où ils se produisent par rapport au corps de référence (ici le talus) [6]. Par là on arrive à une définition du « temps » en Physique. Qu’on imagine en effet placées aux points A, B, C de la voie ferrée (système de coordonnées) des horloges de même construction et réglées de telle sorte que les positions respectives de leurs aiguilles soient simultanées (dans le sens de plus haut). On entend alors par le « temps » d’un événement l’indication (position des aiguilles) de l’horloge immédiatement voisine de l’événement. À chaque événement est ainsi associée une valeur du temps qui est en principe observable.

Cette convention contient encore une hypothèse physique dont la validité ne peut être mise en doute, puisque aucune preuve empirique ne vient l’infirmer. Il est, en effet, supposé que toutes ces horloges « marchent au même rythme » si elles sont de même construction. En termes plus précis : Si deux horloges au repos en des endroits différents du corps de référence sont réglées de telle sorte que la position des aiguilles de l’une et la position des aiguilles de l’autre sont simultanées (dans le sens de plus haut), alors des positions égales d’aiguilles sont toujours simultanées.

9. La relativité de simultanéité

Jusqu’à présent notre réflexion avait en vue un corps de référence particulier, que nous désignions par la « voie ferrée ». Supposons un train très long se déplaçant sur cette dernière avec une vitesse constante v dans la direction indiquée sur la figure 1.

Figure 1Figure 1.

Les voyageurs de ce train auront avantage de se servir du train comme corps de référence rigide (système de coordonnées), auquel ils rapporteront tous les événements. Tout événement qui a lieu le long de la voie ferrée a aussi lieu en un point déterminé du train. La définition de la simultanéité peut aussi être formulée exactement de la même façon par rapport au train que part rapport à la voie. La question suivante se pose ainsi tout naturellement :

Deux événements (par exemples les deux éclairs A et B), qui sont simultanés par rapport à la voie, sont-ils aussi simultanés par rapport au train ? Nous montrerons tout à l’heure que la réponse doit être négative.

Quand nous disons que les éclairs A et B sont simultanés par rapport à la voie ferrée nous entendons par là que les rayons issus des points A et B se rencontrent au milieu M de la distance A-B située sur la voie. Mais aux événements A et B correspondent des endroits A et B dans le train. Soit M’ le milieu de la droite A-B du train en marche. Ce point M’ coïncide bien avec le point M à l’instant où se produisent les éclairs1, mais il se déplace sur le dessin vers la droite avec la vitesse v. Si un observateur dans le train assis en M’ n’était pas entraîné avec cette vitesse, il resterait d’une façon permanente en M et les rayons lumineux issus de A et de B l’atteindraient simultanément, c’est-à-dire que ces deux rayons se rencontreraient au point où il se trouve. Mais en réalité il court (vu du talus) vers le rayon de lumière venant de B, tandis qu’il fuit devant celui qui vient de A. Il verra, par conséquent, le rayon de lumière qui vient de B plus tôt que celui qui vient de A. Les observateurs qui se servent du train comme corps de référence doivent donc arriver à la conclusion que l’éclair B s’est produit antérieurement à l’éclair A. Nous aboutissons ainsi au résultat important suivant :

Des événements qui sont simultanés par rapport à la voie ferrée ne sont pas simultanés par rapport au train et inversement (relativité de la simultanéité). Chaque corps de référence (système de coordonnées) a son temps propre ; une indication de temps n’a de sens que si l’on indique le corps de référence auquel elle se rapporte.

Avant la Théorie de la relativité la Physique a toujours tacitement admis que l’indication du temps avait une valeur absolue, c’est-à-dire qu’elle était indépendante de l’état de mouvement du corps de référence. Mais nous venons de montrer que cette supposition est incompatible avec la définition si naturelle de la simultanéité ; si on la rejette, le conflit, exposé au chapitre 7, entre la loi de la propagation de la lumière dans le vide et le principe de relativité disparaît.

À ce conflit conduirait, en effet, la considération du chapitre 6, qui n’est plus valable. Du fait que le voyageur parcourait la distance w en une seconde, par rapport au wagon, nous avons conclu qu’il parcourait cette distance également en une seconde par rapport à la voie. Mais puisque, d’après les réflexions que nous venons de faire, la durée d’un événement déterminé par rapport au wagon ne peut pas être égale à la durée de cet événement par rapport à la voie considérée comme corps de référence, on ne peut pas soutenir que le voyageur en marchant a parcouru la distance w relativement à la voie dans un temps qui – mesuré de la voie – est égal à une seconde.

Le raisonnement du chapitre 6 repose encore sur une autre supposition qui, à la lumière d’une réflexion attentive, paraît arbitraire, bien qu’elle ait toujours été faite (tacitement) avant la construction de la Théorie de la relativité.

10. La relativité de la notion de distance spatiale

Considérons deux points déterminés du train [7] qui se déplace avec la vitesse v le long du talus, et demandons-nous quelle est leur distance. Nous savons déjà que pour mesurer une distance on a besoin d’un corps de référence, par rapport auquel la distance est mesurée. Le plus simple est d’utiliser le train même comme corps de référence (système de coordonnées). Un observateur dans le train mesure la distance en portant sa règle de mesure en ligne droite le long des planchers des wagons autant de fois qu’il est nécessaire pour que, parti de l’un des points marqués, il arrive à l’autre. Le nombre qui indique combien de fois il a fallu porter la règle représente la distance cherchée.

Il en est tout autrement quand il s’agit de mesurer cette distance en se plaçant sur le talus. La méthode suivante peut alors être employée.

Appelons les deux points du train, dont il s’agit de déterminer la distance et qui se déplacent le long du talus avec la vitesse v, A’ et B’. Nous demandons d’abord quels sont les points A et B du talus devant lesquels les points A’ et B’ passent à un moment donné t (par rapport au talus). Ces deux points A et B du talus peuvent être déterminés grâce à la définition du temps donnée au chapitre 8. On mesure alors la distance de ces points AB en portant un certain nombre de fois l’unité de mesure le long du talus.

Il n’est pas du tout prouvé a priori que cette dernière mesure donnera le même résultat que la première. La longueur du train, mesurée sur le talus, peut être différente de celle mesurée dans le train même. Cette circonstance soulève une seconde objection contre le raisonnement, en apparence si évident, du chapitre 6. Si le voyageur parcourt dans le wagon la distance w dans l’unité de temps, mesurée dans le train, cette distance n’est pas nécessairement égale à w quand elle est mesurée sur le talus.

11. La transformation de Lorentz

Les réflexions des trois derniers chapitres nous montrent que l’incompatibilité apparente de la loi de la propagation de la lumière avec le principe de relativité du chapitre 7 dérivait d’un raisonnement qui empruntait à la Mécanique classique deux hypothèses que rien ne justifie

  1. L’intervalle de temps qui sépare deux événements est indépendant de l’état de mouvement du corps de référence ;
  2. La distance spatiale de deux points d’un corps rigide est indépendante de l’état de mouvement du corps de référence.

Si l’on rejette ces deux hypothèses, le dilemme du chapitre 7 disparaît, parce que le théorème de l’addition des vitesses du chapitre 6 n’est plus valable. Nous voyons apparaître la possibilité de concilier la loi de la propagation de la lumière dans le vide avec le principe de relativité. Nous posons la question : Comment faut-il modifier le raisonnement du chapitre 6 pour faire disparaître la contradiction apparente entre ces deux résultats fondamentaux de l’expérience? Cette question conduit à une autre plus générale. Dans le raisonnement du chapitre 6 on considère des lieux et des temps par rapport au train et par rapport au talus. Comment déterminer le lieu et le temps d’un événement par rapport au train, quand on connaît le lieu et le temps de cet événement par rapport au talus ? Peut-on imaginer une réponse à cette question qui soit telle que la loi de la propagation de la lumière dans le vide ne contredise plus le principe de relativité ? En d’autres termes : Peut-on concevoir entre le lieu et le temps des événements, par rapport aux deux corps de référence, une relation telle que tout rayon lumineux possède la même vitesse de propagation c par rapport au talus et par rapport au train ? Cette question conduit à une réponse affirmative tout à fait certaine et à une loi de transformation des grandeurs spatio-temporelles d’un événement quand on passe d’un système de référence à un autre.

Avant de traiter ce sujet, nous voulons faire la réflexion accessoire suivante. Nous n’avons considéré jusqu’à présent que des événements se passant le long du talus qui, au point de vue mathématique, représentait une ligne droite. Mais on peut imaginer, de la façon indiquée au chapitre 2, ce corps de référence prolongé latéralement et vers le haut par une structure de baguettes de telle sorte qu’un événement qui a lieu n’importe où puisse être localisé par rapport à elle. On peut d’une manière analogue se représenter le train qui se déplace avec la vitesse v comme étant prolongé à travers tout l’espace, de sorte que tout événement, si éloigné soit-il, puisse aussi être localisé par rapport à cette seconde structure. Nous pouvons, sans commettre des erreurs fondamentales, faire abstraction du fait que ces structures, à cause de l’impénétrabilité des corps solides, devraient en réalité se détruire mutuellement. Dans chacune de ces structures nous imaginons trois plans rectangulaires désignés sous le nom de « plans de coordonnées » (« système de coordonnées »). Au talus correspond alors un système de coordonnées K et au train un système de coordonnées K’. Un événement quelconque est

Figure 2.

déterminé dans l’espace, par rapport à K, par trois perpendiculaires x, y, z abaissées sur les plans de coordonnées, et dans le temps par une valeur de temps t. Le même événement est déterminé dans l’espace et le temps, par rapport à K’, par les valeurs correspondantes x’, y’, z’, t’ qui, bien entendu, ne concordent pas avec x, y, z, t. Nous avons déjà montré plus haut d’une façon détaillée comment ces grandeurs doivent être considérées comme des résultats de mesures physiques.

Notre problème revêt manifestement la forme précise suivante : Quelles sont les valeurs x’, y’, z’, t’ d’un événement, par rapport à K’, si les grandeurs x, y, z, t du même événement, par rapport à K, sont données ? Les relations doivent être choisies de telle sorte que la loi de la propagation de la lumière dans le vide soit satisfaite, par rapport à K et à K’, pour un seul et même rayon lumineux (à vrai dire pour tout rayon lumineux).

Ce problème est résolu pour l’orientation relative dans l’espacedes systèmes de coordonnées, indiquée dans la figure 2, par leséquations :

x'=x - v t1 - v2 / c2,y'=y,z'=z,t'=t - v x / c21 - v2 / c2.

système d’équations que l’on désigne sous le nom de « transformation de Lorentz » (une dérivation simple de la transformation de Lorentz est donnée dans l’Appendice I).

Mais si, au lieu de la loi de la propagation de la lumière, nous avions pris comme base les suppositions tacitement admises par la vieille Mécanique du caractère absolu des temps et des longueurs, nous obtiendrions, au lieu des équations de transformation, les équations suivantes :

x'=x - v t,y'=y,z'=z,t'=t.

système souvent désigné sous le nom de « transformation de Galilée ». La transformation de Galilée peut être dérivée de la transformation de Lorentz, si l’on attribue à c dans cette dernière une valeur infinie.

Il est facile de voir par exemple suivant comment la loi de la propagation de la lumière dans le vide est, en vertu de la transformation de Lorentz, satisfaite aussi bien pour le corps de référence K que pour le corps de référence K’. Supposons qu’on envoie un rayon de lumière le long de l’axe positif des x et qu’il se propage conformément à l’équation

x=c t,

c’est-à-dire avec la vitesse c<. Conformément aux équations de la transformation de Lorentz, cette relation simple entre x et t entraîne une relation entre x’ et t’. En effet, en substituant dans la première et la quatrième équation de la transformation de Lorentz à x la valeur ct, on obtient

x'=(c - v) t1 - v2 / c2,t'=(1 - v / c) t1 - v2 / c2.

d’où l’on déduit immédiatement en divisant

x'=c t'.

C’est conformément à cette équation qu’a lieu, rapportée au système K’, la propagation de la lumière. On voit ainsi que la vitesse de propagation est aussi par rapport au corps de référence K’ égale à c. Il en est de même pour les rayons lumineux qui se propagent dans une direction quelconque. Ceci n’est pas étonnant, car les équations de transformation de Lorentz sont dérivées conformément à ce point de vue.

12. Le comportement des règles et des horloges en mouvement

Plaçons une règle de 1 m sur l’axe des x’ de K’ de telle sorte qu’une de ses extrémités (l’origine) coïncide avec le point x’ = 0 et l’autre (la fin) avec le point x’ = 1. Quelle est la longueur de la règle par rapport au système K ? Pour le savoir nous n’avons qu’à nous demander où se trouvent l’origine et la fin de la règle, par rapport à K, à un instant donné t du système K. Conformément à la première équation de la transformation de Lorentz, les valeurs de ces deux points, au temps t, sont

x(origine de la règle)=0 1 - v2 / c2 = 0x(fin de la règle)=1 1 - v2 / c2 = 1 - v2 / c2

rapport à K la règle se meut avec la vitesse v. Il s’ensuit, par conséquent, que la longueur d’une règle rigide qui se meut avec une vitesse v dans le sens de sa longueur est égale à 1 - v2 / c2 mètre.

La règle rigide en mouvement est, par conséquent, plus courte que la même règle au repos, et d’autant plus courte que son mouvement est plus rapide. Pour la vitesse v = c, 1 - v2 / c2 serait égale à zéro ; pour des vitesses plus grandes encore, le radical serait imaginaire. Nous en concluons que dans la Théorie de la relativité la vitesse c joue le rôle d’une vitesse limite, qui ne peut être atteinte par aucun corps réel, encore moins dépassée.

D’ailleurs, ce rôle de la vitesse c comme vitesse limite résulte déjà des équations mêmes de la transformation de Lorentz, car ces équations n’ont pas de sens si nous donnons à v une valeur supérieure à c.

Si nous avions, au contraire, considéré une règle sur l’axe des x, qui est au repos par rapport à K, nous aurions trouvé que sa longueur est, par rapport à K’, égale à 1 - v2 / c2; ceci est tout à fait conforme au principe de relativité qui est à la base de nos réflexions.

Il est a priori évident que nous devons tirer des équations de transformation quelques renseignements sur le comportement physique des règles et des horloges. Car les grandeurs x, y, z, t ne sont rien d’autre que les résultats de mesures qu’on doit obtenir au moyen de règles et d’horloges. Si nous avions pris pour base la transformation de Galilée, nous n’aurions pas trouvé de raccourcissement de la règle comme conséquence de son mouvement.

Considérons maintenant une horloge à secondes qui est au repos d’une façon permanente à l’origine (x’ = 0) de K’. Soient t’ = 0 et t’ = 1 deux battements successifs de cette horloge. La première et la quatrième équation de la transformation de Lorentz donnent pour ces deux battements

t = 0ett=11 - v2 / c2

Par rapport à K, l’horloge est animée de la vitesse v ; par rapport à ce corps de référence, l’intervalle de temps qui sépare deux de ses battements successifs n’est pas une seconde, mais de 11 - v2 / c2 secondes, c’est-à-dire un temps un peu plus long.

Par suite de son mouvement, l’horloge marche plus lentement que lorsqu’elle est au repos. Ici également la vitesse c joue le rôle d’une vitesse limite qu’il est impossible d’atteindre.

13. Le théorème de l’addition des vitesses. L’expérience de Fizeau

Comme nous ne pouvons dans la pratique communiquer aux horloges et aux règles que des mouvements qui sont lents comparés à la vitesse c de la lumière, les résultats du chapitre précédent peuvent à peine être directement confrontés avec la réalité. Comme, d’autre part, ils paraîtront au lecteur bien étranges, nous voulons tirer de la Théorie une autre conséquence, qui peut facilement être déduite des considérations précédentes et qui est brillamment confirmée par l’expérience.

Au chapitre 6 nous avons établi le théorème de l’addition des vitesses pour des vitesses de même direction d’après les hypothèses de la Mécanique classique. Ce théorème peut aussi être aisément déduit de la transformation de Galilée (chapitre 11). Au lieu du voyageur marchant dans le wagon, nous considérons un point se mouvant, par rapport au système de coordonnées K’, conformément à l’équation

x' = w t'

D’après la première et la quatrième équation de la transformation de Galilée, on peut exprimer x’ et t’ au moyen de x et de t, et l’on obtient ainsi

x = (v + w)t.

Cette équation n’exprime rien d’autre que la loi du mouvement du point par rapport au système K (du voyageur par rapport au talus); nous désignons cette vitesse par W, et nous obtenons, comme au chapitre 11,

(A) W = v + w.
Mais nous pouvons aussi bien faire ce raisonnement en nous appuyant sur la Théorie de la relativité. Il faut alors remplacer dans l’équation
x' = w t'.

x’ et t’ par x et t en utilisant la première et la quatrième équation de la transformation de Lorentz. Au lieu de l’équation (A), on obtient alors l’équation

(B)W=v + w1 + v wc2,

qui correspond au théorème de l’addition de vitesses de même direction selon la théorie de la relativité. La question se pose maintenant de savoir lequel de ces deux théorèmes est mieux ici accord avec l’expérience. Nous sommes renseignés à ce sujet par une expérience extrêmement importante faite, il y a plus d’un demi-siècle, par le physicien génial Armand Hippolyte Fizeau et répétée depuis par quelques-uns des meilleurs expérimentateurs, de sorte que son résultat ne laisse place à aucun doute. L’expérience concerne la question suivante : Supposons que la lumière se propage dans un liquide immobile avec une vitesse déterminée w. Avec quelle vitesse se propage-t-elle dans la direction de la flèche, le long du tuyau T (fig. 3) si celui-ci est parcouru par ledit liquide avec une vitesse v ?

Figure 3.

Conformément au principe de relativité, il faut en tout cas supposer que, par rapport au liquide, la lumière se propage toujours avec la même vitesse w, que le liquide soit ou ne soit pas en mouvement par rapport à d’autres corps. Par conséquent, la vitesse de la lumière par rapport au liquide et la vitesse de ce dernier par rapport au tuyau sont connues ; ce qu’on cherche c’est la vitesse de la lumière par rapport au tuyau.

Il est clair que nous nous trouvons ici de nou- veau en face du problème du chapitre 6. Le tuyau joue le rôle du talus ou du système de coordonnées K, le liquide celui du wagon ou du système de coordonnées K’, la lumière enfin celui du voyageur marchant dans le wagon ou du point mobile dans ce chapitre. Si l’on désigne par W la vitesse de la lumière par rapport au tuyau, elle nous est donnée par l’équation (A) ou l’équation (B) suivant que la transformation de Galilée ou celle de Lorentz correspond à la réalité.

L’expérience [8] décide en faveur de l’équation (B) déduite de la Théorie de la relativité, et même d’une façon très exacte. L’influence de la vitesse v du liquide sur la propagation de la lumière est représentée par la formule (B), d’après les dernières expériences tout à fait remarquables de Zeeman, avec une approximation supérieure à 1%.

Il faut cependant noter que, longtemps avant la construction de la Théorie de la relativité, H. A. Lorentz, suivant la voie purement électrodynamique, avait présenté une théorie de ce phénomène en utilisant certaines hypothèses sur la structure électromagnétique de la matière. Mais cette circonstance ne diminue en rien la force démonstrative de l’expérience comme expérience cruciale en faveur de la Théorie de la relativité. Car l’électrodynamique de Maxwell-Lorentz, sur laquelle était basée la première théorie, n’est nullement en contradiction avec la Théorie de la relativité. Cette dernière est plutôt sortie de l’électrodynamique comme un résumé remarquablement simple et une généralisation des hypothèses jadis indépendantes les unes des autres, sur lesquelles l’électrodynamique était édifiée.

14. La valeur heuristique de la Théorie de la relativité

Les idées exposées jusqu’à présent peuvent être brièvement résumées de la façon suivante. L’expérience nous a conduit à la conviction que, d’une part, le principe de relativité (restreinte) est vrai et que, d’autre part, la loi de la propagation de la lumière dans le vide doit être considérée comme égale à une constante c. En réunissant ces deux postulats nous avons obtenu la loi de transformation pour les coordonnées rectangulaires x, y, z et le temps t, qui constituent les processus de la nature, et le résultat ne fut pas la transformation de Galilée, mais (contrairement à la Mécanique classique) la transformation de Lorentz.

Dans cette suite d’idées, la loi de la propagation de la lumière, dont la supposition est justifiée par notre connaissance réelle, jouait un rôle important. Mais une fois que nous sommes en possession de la transformation de Lorentz, nous pouvons la réunir avec le principe de relativité et résumer la Théorie de la façon suivante :

Toute la loi générale de la nature doit être telle qu’elle se transforme en une loi de même forme quand on introduit, au lieu des variables d’espace-temps x, y, z, t du système de coordonnées primitif K, de nouvelles variables d’espace-temps x’, y’, z’, t’ du système de coordonnées K’, où la relation mathématique entre les grandeurs accentuées et les grandeurs non accentuées est donnée par la transformation de Lorentz. Plus brièvement : les lois générales de la nature sont invariantes relativement à la transformation de Lorentz.

Ceci est une condition mathématique précise que la Théorie de la relativité (restreinte) dicte à une loi de la nature, par là elle devient un auxiliaire précieux dans la recherche des lois générales de la nature. Si l’on découvrait une loi générale ne satisfaisant pas à cette condition, une au moins des deux suppositions fondamentales de la Théorie serait réfutée. Voyons maintenant à quels résultats généraux cette dernière a abouti jusqu’à présent.

15. Résultats généraux de la Théorie


Des considérations précédentes il résulte manifestement que la Théorie de la relativité (restreinte) est sortie de l’Électrodynamique et de l’Optique. Dans ces domaines elle n’a pas beaucoup modifié les énoncés de la théorie, mais elle a beaucoup simplifié l’édifice théorique, c’est-à-dire la dérivation des lois, et — ce qui est encore incomparablement plus important - considérablement diminué le nombre des hypothèses indépendantes les unes des autres sur lesquelles elle repose. Elle a conféré un tel degré d’évidence à la théorie de Maxwell-Lorentz que celle-ci aurait été généralement acceptée par les physiciens même si l’expérience avait parlé en sa faveur d’une façon moins convaincante.

La mécanique classique avait besoin d’une modification pour être en harmonie avec le postulat de la Théorie de la relativité restreinte. Cette modification cependant n’a trait, en substance, qu’aux lois des mouvements rapides, où les vitesses v de la matière ne sont pas trop petites comparées à la vitesse de la lumière. L’expérience nous montre que seuls les électrons et les ions sont animés de tels mouvements rapides ; pour d’autres mouvements les écarts des lois de la Mécanique classique sont trop faibles pour pouvoir être observés dans la pratique. Nous parlerons du mouvement des étoiles quand nous traiterons de la Théorie de la relativité générale. D’après la Théorie de la relativité, l’énergie cinétique d’un point matériel de masse m n’est plus donnée par l’expression mv2/2, mais par l’expression mc21 - v2/c2.

Cette expression tend vers l’infini quand la vitesse v tend vers la vitesse de la lumière c. La vitesse doit, par conséquent, rester toujours inférieure à c, si grandes que soient les énergies qu’on emploie à l’accélérer. En développant l’expression our l’énergie cinétique en série, on obtient

mc2 +mv22 +38mv4c2 +...

Quand v2c2 est petit par rapport à 1 le troisième de ces termes est toujours petit par rapport au second, le seul considéré dans la Mécanique classique. Le premier terme mc2 ne contient pas la vitesse, il ne faut donc pas en tenir compte, quand il s’agit seulement de savoir comment l’énergie d’un point matériel dépend de la vitesse. Nous parlerons plus loin de sa signification essentielle.

Le résultat de caractère général le plus important auquel a conduit la Théorie de la relativité restreinte a trait à la notion de masse. La Physique prérelativiste connaît deux principes de conservation d’importance fondamentale, le principe de la conservation de l’énergie et celui de la conservation de la masse; ces deux principes fondamentaux apparaissent comme complètement indépendants l’un de l’autre. Grâce à la Théorie de la relativité, ils ont été réunis en un seul principe. Nous allons exposer brièvement comment cette union s’est opérée et comment il faut l’interpréter.

Le principe de relativité exige que le principe de la conservation de l’énergie ne soit pas seulement valable par rapport à un système de coordonnées K, mais aussi par rapport à tout système de coordonnées K’ animé d’un mouvement de translation uniforme par rapport à K (en un mot par rapport à tout système de coordonnées « galiléen »). Pour le passage d’un tel système à un autre, la transformation de Lorentz sert de règle, contrairement à la Mécanique classique.

De ces prémisses et des équations fondamentales de l’Électrodynamique de Maxwell on peut tirer avec une nécessité absolue et par des considérations relativement simples la conclusion suivante : Un corps animé de la vitesse v, qui absorbe une quantité d’énergie E0 (l’énergie absorbée par rapport à un système de coordonnées en mouvement avec le corps) sous forme de rayonnement, sans que sa vitesse soit modifiée, éprouve un accroissement d’énergie égal à :

E01 - v2/c2

L’énergie cherchée du corps est alors donnée, en tenant compte de l’expression indiquée plus haut pour l’énergie cinétique, par

E0+mc21 - v2/c2

Le corps a donc la même énergie qu’un corps de masse m + E 0 / c 2 animé de la vitesse v. On peut par conséquent dire : Si un corps absorbe une énergie E 0 , sa masse inerte augmente de E 0 / c 2 ; la masse inerte d’un corps n’est pas constante, mais variable en proportion de la variation de l’énergie de celui-ci. La masse inerte d’un système de corps peut même être considérée directement comme la mesure de son énergie. Le principe de la conservation de la masse d’un système s’identifie avec celui de la conservation de l’énergie et n’est valable que si le système n’absorbe ni n’émet d’énergie. Si l’on écrit l’expression pour l’énergie sous la forme

16. La Théorie de la relativité restreinte et l’expérience

17. L’espace a quatre dimensions de Minkowski

DEUXIÈME PARTIE : La théorie de la relativité générale

18. Les principes de relativitérestreinte et générale

19. Le champ de gravitation

20. L’égalité de la masse inerte et de la masse pesante comme argument en faveur du postulat de la relativité générale

21. En quoi les fondements de la Mécanique classique et de la Théorie de la relativité restreinte sont-ils insuffisants ?

22. Quelques conséquences du principe de relativité générale

23. Le comportement des horloges et des règles de mesure sur un corps de référence en rotation

24. Continuum euclidienet non euclidien

25. Les coordonnées de Gauss

26. Le continuum d’espace-temps de la Théorie de la relativité restreinte considéré comme continuum euclidien

27. Le continuum d’espace-temps de la Théorie de la relativité générale n’est pas un continuum euclidien

28. Formulation exacte du principe de relativité générale

29. La solution du problème de la gravitation sur la base du principe de relativité générale

TROISIÈME PARTIE : Réflexions sur l’univers considéré comme un tout

30. Difficultés cosmologiques de la théorie de Newton

31. La possibilité d’un monde fini et cependant non limité

32. La structure de l’espace d’après la Théorie de la relativité générale

APPENDICES

I. Dérivation simple de la transformation de Lorentz

(Complément du Chapitre 11)

II. Le monde à quatre dimensions de Minkowski

(Complément du Chapitre 17)

III. La confirmation de la Théorie de la relativité générale par l’expérience

QUATRIÈME PARTIE : La relativité et le problème de l’espace

Notes et références

  1. On trouvera les fondements mathématiques de la Théorie de la relativité restreinte dans les Mémoires originaux de , et , publiés sous le titre Das Relativitätsprinzip dans la collection de monographies Fortschritte der mathematischen Wissenschaften (Teubner), ainsi que dans le livre détaillé de intitulé Das Relativitätsprinzip (Vieweg, Brunswick, ). La Théorie de la relativité générale ainsi que les auxiliaires de la théorie des invariants s’y rapportant sont exposés dans le Mémoire de l’auteur intitulé Die Grundlagen der allgemeinen Relativitätstheorie (Barth, 1916); ce Mémoire suppose une connaissance assez approfondie de la Théorie de la relativité restreinte.
  2. Par là on coordonne aussi à la ligne droite un objet naturel. Trois points A, B, C d’un corps rigide sont alors situés sur une droite si, A et C étant donnés, le point B est choisi de telle sorte que la somme des distances AB et BC est aussi petite que possible. Cette indication incomplète est ici suffisante.
  3. Il est ici supposé que la mesure est faite sans laisser de reste, c’est- à-dire que le résultat est un nombre entier. On s’affranchit de cette difficulté en employant des règles graduées, dont l’introduction n’exige en principe aucune méthode nouvelle.
  4. Une recherche plus détaillée pour montrer ce que signifie ici « coïncidence dans l’espace » n’est pas nécessaire ; car cette notion est claire en ce sens que, dans le cas concret particulier, des divergences d’opinion au sujet de sa validité ou non validité peuvent à peine se manifester.
  5. C’est seulement la Théorie de la relativité générale, exposée dans la seconde partie de ce livre, qui rend nécessaires un perfectionnement et une modification de ces conceptions.
  6. Nous supposons, en outre, que si trois événements A, B, C ont lieu en trois endroits différents de telle sorte que A et B ainsi que B et C sont simultanés (simultanés dans le sens de la définition de plus haut), le critérium de la simultanéité des deux événements A-C est également vérifié. Cette supposition est une hypothèse physique concernant la loi de la propagation de la lumière; elle doit être absolument vraie, si l’on veut avoir une possibilité de conserver la loi de la constance de la vitesse de la lumière dans le vide.
  7. Par exemple, le milieu du premier et celui du centième wagon.
  8. Fizeau trouva W = w + v (1 - 1/n2), où n = c/w représente l'indice de réfraction du liquide. D'autre part, comme v wc2 est petit par rapport à 1, on peut tout d'abord remplacer (B) par .

Publié aux éditions Dunod en .

Idéologie sociale de la bagnole (André Gorz)

Sunday 27 March 2016 à 00:00

Qualifié par certains d'ouvrage fondateur d', voici l'intégralité du texte, originellement publié dans la revue Le Sauvage, .

Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. À la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.

La chose est assez communément admise, s’agissant des villas sur la côte. Aucun démagogue n’a encore osé prétendre que démocratiser le droit aux vacances, c’était appliquer le principe : une villa avec plage privée pour chaque famille française. Chacun comprend que si chacune des treize ou quatorze millions de familles devait disposer ne serait-ce que 10 m de côte, il faudrait 140 000 km de plages pour que tout le monde soit servi ! En attribuer à chacun sa portion, c’est découper les plages en bandes si petites — ou serrer les villas si près les unes contre les autres — que leur valeur d’usage en devient nulle et que disparaît leur avantage par rapport à un complexe hôtelier. Bref, la démocratisation de l’accès aux plages n’admet qu’une seule solution : la solution collectiviste. Et cette solution passe obligatoirement par la guerre au luxe que constituent les plages privées, privilèges qu’une petite minorité s’arroge aux dépens de tous.

Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cycliste, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’État qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens privatifs, n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? La réponse doit être cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.

  1. L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement les autres, qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement universellement bourgeois (On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là, me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacle de la circulation parisienne).
  2. L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (culturelle) pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante (de droite ou de gauche).

Voyons maintenant ces deux points de plus près.

Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse (ils n’adoptèrent des vitesses différenciées que sous la concurrence de l’automobile et de l’avion). Il n’y avait donc pas, jusqu’au tournant du dernier siècle, une vitesse de déplacement pour l’élite, une autre pour le peuple. L’auto allait changer cela : elle étendait, pour la première fois, la différence de classe à la vitesse et au moyen de transport.

Ce moyen de transport parut d’abord inaccessible à la masse tant il était différent des moyens ordinaires : il n’y avait aucune mesure entre l’automobile et tout le reste : la charrette, le chemin de fer, la bicyclette ou l’omnibus à cheval. Des êtres d’exception se promenaient à bord d’un véhicule autotracté, pesant une bonne tonne, et dont les organes mécaniques, d’une complication extrême, étaient d’autant plus mystérieux que dérobés aux regards. Car il y avait aussi cet aspect-là, qui pesa lourd dans le mythe automobile : pour la première fois, des hommes chevauchaient des véhicules individuels dont les mécanismes de fonctionnement leur étaient totalement inconnus, dont l’entretien et même l’alimentation devaient être confiés par eux à des spécialistes.

Paradoxe de la voiture automobile : en apparence, elle conférait à ses propriétaires une indépendance illimitée, leur permettant de se déplacer aux heures et sur les itinéraires de leur choix à une vitesse égale ou supérieure à celle du chemin de fer. Mais, en réalité, cette autonomie apparente avait pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier, du charretier ou du cycliste, l’automobiliste allait dépendre pour son alimentation en énergie, comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des marchands et spécialistes de la carburation, de la lubrification, de l’allumage et de l’échange de pièces standard. À la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion l’automobiliste allait avoir un rapport d’usager et de consommateur — et non pas de possesseur et de maître — au véhicule dont, formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance.

Les magnats du pétrole perçurent les premiers le parti que l’on pourrait tirer d’une large diffusion de l’automobile : si le peuple pouvait être amené à rouler en voiture à moteur, on pourrait lui vendre l’énergie nécessaire à sa propulsion. Pour la première fois dans l’histoire, les hommes deviendraient tributaires pour leur locomotion d’une source d’énergie marchande. Il y aurait autant de clients de l’industrie pétrolière que d’automobilistes — et comme il y aurait autant d’automobilistes que de familles, le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers. La situation dont rêve tout capitaliste allait se réaliser : tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole.

Il ne restait qu’à amener le peuple à rouler en voiture. Le plus souvent, on croit qu’il ne se fit pas prier : il suffisait, par la fabrication en série et le montage à la chaîne, d’abaisser suffisamment le prix d’une bagnole ; les gens allaient se précipiter pour l’acheter. Il se précipitèrent bel et bien, sans se rendre compte qu’on les menait par le bout du nez. Que leur promettait, en effet, l’industrie automobile ? Tout bonnement ceci : Vous aussi, désormais, aurez le privilège de rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée.

Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour, les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis un privilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste.

Rien n’y fait : tous les remèdes ont été essayés, ils aboutissent tous, en fin de compte, à aggraver le mal. Que l’on multiplie les voies radiales et les voies circulaires, les transversales aériennes, les routes à seize voies et à péages, le résultat est toujours le même : plus il y a de voies de desserte, plus il y a de voitures qui y affluent et plus est paralysante la congestion de la circulation urbaine. Tant qu’il y aura des villes, le problème restera sans solution : si large et rapide que soit une voie de dégagement, la vitesse à laquelle les véhicules la quittent, pour pénétrer dans la ville, ne peut être plus grande que la vitesse moyenne, dans Paris, sera de 10 à 20 km/h, selon les heures, on ne pourra quitter à plus de 10 ou 20 km/h les périphériques et autoroutes desservant la capitale. On les quittera même à des vitesses beaucoup plus faibles dès que les accès seront saturés et ce ralentissement se répercutera à des dizaines de kilomètres en amont s’il y a saturation de la route d’accès.

Il en va de même pour toute ville. Il est impossible de circuler à plus de 20 km/h de moyenne dans le lacis de rues, avenues et boulevards entrecroisés qui, à ce jour, étaient le propre des villes. Toute injection de véhicules plus rapides perturbe la circulation urbaine en provoquant des goulots, et finalement le paralyse.

Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux États-Unis. Ivan Illich (dans Énergie et Équité, Éd. Le Seuil) en résume le résultat en ces chiffres saisissants :

L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… À cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six km lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées.

Il est vrai, précise Illich, que dans les pays non industrialisés les déplacements n’absorbent que 2 à 8 % du temps social (ce qui correspond vraisemblablement à deux à six heures par semaine). Conclusion suggérée par Illich : l’homme à pied couvre autant de kilomètres en une heure consacrée au transport que l’homme à moteur, mais il consacre à ses déplacements cinq à dix fois moins de temps que ce dernier. Moralité : plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus — passé un certain seuil — les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. C’est mathématique.

La raison ? Mais nous venons à l’instant de la voir : on a éclaté les agglomérations en interminables banlieues autoroutières, car c’était le seul moyen d’éviter la congestion véhiculaire des centres d’habitation. Mais cette solution a un revers évident : les gens, finalement, ne peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché — ce qui va exiger une deuxième voiture pour que la femme au foyer puisse faire les courses et conduire les enfants à l’école. Des sorties ? Il n’en est pas question. Des amis ? Il y a des voisins… et encore. La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. Bien sûr, vous pouvez vous rendre à votre travail en faisant du 100 km/h ; mais c’est parce que vous habitez à 50 km de votre job et acceptez de perdre une demi-heure pour couvrir les dix derniers kilomètres. Bilan : Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail (Ivan Illich).

Vous direz peut-être : Au moins, de cette façon, on échappe à l’enfer de la ville une fois finie la journée de travail. Nous y sommes : voilà bien l’aveu. La ville est ressentie comme l’enfer, on ne pense qu’à s’en évader ou à aller vivre en province, alors que, pour des générations, la grande ville, objet d’émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. Pourquoi ce revirement ? Pour une seule raison : la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles.

D’objet de luxe et de source de privilège, la bagnole est ainsi devenue l’objet d’un besoin vital : il en faut une pour s’évader de l’enfer citadin de la bagnole. Pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qui désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses. Il est vrai que d’autres doutes peuvent surgir lorsqu’on voit l’évasion motorisée le long des axes de fuite : entre 8 heures et 9h30 le matin, entre 5h30 et 7 heures le soir et, les fins de semaine, cinq à six heures durant, les moyens d’évasion s’étirent en processions, pare-chocs contre pare-chocs, à la vitesse (au mieux) d’un cycliste et dans un grand nuage d’essence au plomb. Que reste-t-il quand, comme c’était inévitable, la vitesse plafond sur les routes est limitée à celle, précisément, que peut atteindre la voiture de tourisme la plus lente.

Juste retour des choses : après avoir tué la ville, la bagnole tue la bagnole. Après avoir promis à tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureusement prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous, à une vitesse déterminée par les lois simples de la dynamique des fluides. Pis : inventée pour permettre à son propriétaire d’aller où il veut, à l’heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode : vous avez beau choisir une heure extravagante pour votre départ, vous ne savez jamais quand les bouchons vous permettront d’arriver. Vous êtes rivé à la route (à l’autoroute) aussi inexorablement que le train à ses rails. Vous ne pouvez, pas plus que le voyageur ferroviaire, vous arrêter à l’improviste et vous devez, tout comme dans un train, avancer à une vitesse déterminée par d’autres. En somme, la bagnole a tous les désavantages du train — plus quelques-un qui lui sont spécifiques : vibrations, courbatures, dangers de collision, nécessité de conduire le véhicule — sans aucun de ses avantages.

Et pourtant, direz-vous, les gens ne prennent pas le train. Parbleu : comment le prendraient-ils ? Avez-vous déjà essayer d’aller de Boston à New York en train ? Ou d’Ivry au Tréport ? Ou de Garches à Fontainebleu ? Ou de Colombes à l’Isle Adam ? Avez-vous essayé, en été, le samedi ou le dimanche ? Eh bien ! essayez donc, courage ! Vous constaterez que le capitalisme automobile a tout prévu : au moment où la bagnole allait tuer la bagnole, il a fait disparaître les solutions de rechange : façon de rendre la bagnole obligatoire. Ainsi, l’État capitaliste a d’abord laissé se dégrader, puis a supprimé, les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. L’aérotrain, qui aurait pu mettre les côtes normandes ou les lacs du Morvan à la portée des picniqueurs parisiens du dimanche, servira à faire gagner quinze minutes entre Paris et Pontoise et à déverser à ses terminus plus de voyageurs saturés de vitesse que les transports urbains n’en pourront recevoir. Ça, c’est du progrès !

La vérité, c’est que personne n’a vraiment le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle — et même, de plus en plus, l’univers urbain. C’est pourquoi la solution révolutionnaire idéale, qui consiste à supprimer la bagnole au profit de la bicyclette, du tramway, du bus et du taxi sans chauffeur, n’est même plus applicable dans les cités autoroutières comme Los Angeles, Detroit, Houston, Trappes ou même Bruxelles, modelées pour et par l’automobile. Villes éclatées, s’étirant le long de rues vides où s’alignent des pavillons tous semblables et où le paysage (le désert) urbain signifie : Ces rues sont faites pour rouler aussi vite que possible du lieu de travail au domicile et vice versa. On y passe,, on n’y demeure pas. Chacun, son travail terminé, n’a qu’à rester chez soi et toute personne trouvée dans la rue la nuit tombée doit être tenue pour suspecte de préparer un mauvais coup. Dans un certain nombre de villes américaines, le fait de flâner à pied la nuit dans les rues est d’ailleurs considéré comme un délit.

Alors, la partie est-elle perdue ? Non pas ; mais l’alternative à la bagnole ne peut être que globale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile — à pied ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport rapide et d’évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir.

Les usagers, écrit Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. Mais, précisément, pour pouvoir aimer son territoire, il faudra d’abord qu’il soit rendu habitable et non pas circulable : que le quartier ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent, s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune. Comme on lui demandait une fois ce que les gens allaient faire de leur temps, après la révolution, quand le gaspillage capitaliste sera aboli, Marcuse répondit : Nous allons détruire les grandes villes et en construire de nouvelles. Ça nous occupera un moment.

On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins — et notamment les écoliers — passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leur déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier. La bagnole aura cessé d’être besoin. C’est que tout aura changé : le monde, la vie, les gens. Et ça ne se sera pas passé tout seul.

Entre-temps, que faire pour en arriver là ? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un endroit pour travailler, un autre endroit pour habiter, un troisième pour s’approvisionner, un quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu sociale de la commune.

Consumer Couple in Car, dessin de

Idéologie sociale de la bagnole (André Gorz)

Sunday 27 March 2016 à 00:00

Qualifié par certains d'ouvrage fondateur d', voici l'intégralité du texte, originellement publié dans la revue Le Sauvage, .

Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. A la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.

La chose est assez communément admise, s’agissant des villas sur la côte. Aucun démagogue n’a encore osé prétendre que démocratiser le droit aux vacances, c’était appliquer le principe : Une villa avec plage privée pour chaque famille française. Chacun comprend que si chacune des treize ou quatorze millions de familles devait disposer ne serait-ce que 10 m de côte, il faudrait 140 000 km de plages pour que tout le monde soit servi ! En attribuer à chacun sa portion, c’est découper les plages en bandes si petites — ou serrer les villas si près les unes contre les autres — que leur valeur d’usage en devient nulle et que disparaît leur avantage par rapport à un complexe hôtelier. Bref, la démocratisation de l’accès aux plages n’admet qu’une seule solution : la solution collectiviste. Et cette solution passe obligatoirement par la guerre au luxe que constituent les plages privées, privilèges qu’une petite minorité s’arroge aux dépens de tous.

Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cycliste, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’ « Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.

La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? La réponse doit être cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.

1. L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement « les autres », qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement universellement bourgeois (« On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là », me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacle de la circulation parisienne).

2. L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante (de droit ou de gauche).

Voyons maintenant ces deux points de plus près.

Quand la voiture a été inventée, elle devait procurer à quelques bourgeois très riches un privilège tout à fait inédit : celui de rouler beaucoup plus vite que tous les autres. Personne, jusque-là, n’y avait encore songé : la vitesse des diligences était sensiblement la même, que vous fussiez riches ou pauvres ; la calèche du seigneur n’allait pas plus vite que la charrette du paysan, et les trains emmenaient tout le monde à la même vitesse (ils n’adoptèrent des vitesses différenciées que sous la concurrence de l’automobile et de l’avion). Il n’y avait donc pas, jusqu’au tournant du dernier siècle, une vitesse de déplacement pour l’élite, une autre pour le peuple. L’auto allait changer cela : elle étendait, pour la première fois, la différence de classe à la vitesse et au moyen de transport.

Ce moyen de transport parut d’abord inaccessible à la masse tant il était différent des moyens ordinaires : il n’y avait aucune mesure entre l’automobile et tout la reste : la charrette, le chemin de fer, la bicyclette ou l’omnibus à cheval. Des êtres d’exception se promenaient à bord d’un véhicule autotracté, pesant une bonne tonne, et dont les organes mécaniques, d’une complication extrême, étaient d’autant plus mystérieux que dérobés aux regards. Car il y avait aussi cet aspect-là, qui pesa lourd dans le mythe automobile : pour la première fois, des hommes chevauchaient des véhicules individuels dont les mécanismes de fonctionnement leur étaient totalement inconnus, dont l’entretien et même l’alimentation devaient être confiés par eux à des spécialistes.

Paradoxe de la voiture automobile : en apparence, elle conférait à ses propriétaires une indépendance illimitée, leur permettant de se déplacer aux heures et sur les itinéraires de leur choix à une vitesse égale ou supérieure à celle du chemin de fer. Mais, en réalité, cette autonomie apparente avait pour envers une dépendance radicale : à la différence du cavalier, du charretier ou du cycliste, l’automobiliste allait dépendre pour son alimentation en énergie, comme d’ailleurs pour la réparation de la moindre avarie, des marchands et spécialistes de la carburation, de la lubrification, de l’allumage et de l’échange de pièces standard. A la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion l’automobiliste allait avoir un rapport d’usager et de consommateur — et non pas de possesseur et de maître — au véhicule dont, formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance.

Les magnats du pétrole perçurent les premiers le parti que l’on pourrait tirer d’une large diffusion de l’automobile : si le peuple pouvait être amené à rouler en voiture à moteur, on pourrait lui vendre l’énergie nécessaire à sa propulsion. Pour la première fois dans l’histoire, les hommes deviendraient tributaires pour leur locomotion d’une source d’énergie marchande. Il y aurait autant de clients de l’industrie pétrolière que d’automobilistes — et comme il y aurait autant d’automobilistes que de familles, le peuple tout entier allait devenir client des pétroliers. La situation dont rêve tout capitaliste allait se réaliser : tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole.

Il ne restait qu’à amener le peuple à rouler en voiture. Le plus souvent, on croit qu’il ne se fit pas prier : il suffisait, par la fabrication en série et le montage à la chaîne, d’abaisser suffisamment le prix d’une bagnole ; les gens allaient se précipiter pour l’acheter. Il se précipitèrent bel et bien, sans se rendre compte qu’on les menait par le bout du nez. Que leur promettait, en effet, l’industrie automobile ? Tout bonnement ceci : « Vous aussi, désormais, aurez le privilège de rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. »

Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour, les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis un privilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste.

Rien n’y fait : tous les remèdes ont été essayés, ils aboutissent tous, en fin de compte, à aggraver le mal. Que l’on multiplie les voies radiales et les voies circulaires, les transversales aériennes, les routes à seize voies et à péages, le résultat est toujours le même : plus il y a de voies de desserte, plus il y a de voitures qui y affluent et plus est paralysante la congestion de la circulation urbaine. Tant qu’il y aura des villes, le problème restera sans solution : si large et rapide que soit une voie de dégagement, la vitesse à laquelle les véhicules la quittent, pour pénétrer dans la ville, ne peut être plus grande que la vitesse moyenne, dans Paris, sera de 10 à 20 km/h, selon les heures, on ne pourra quitter à plus de 10 ou 20 km/h les périphériques et autoroutes desservant la capitale. On les quittera même à des vitesses beaucoup plus faibles dès que les accès seront saturés et ce ralentissement se répercutera à des dizaines de kilomètres en amont s’il y a saturation de la route d’accès.

Il en va de même pour toute ville. Il est impossible de circuler à plus de 20 km/h de moyenne dans le lacis de rues, avenues et boulevards entrecroisés qui, à ce jour, étaient le propre des villes. Toute injection de véhicules plus rapides perturbe la circulation urbaine en provoquant des goulots, et finalement le paralyse.

Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux Etats-Unis. Ivan Illich (Energie et Equité. Ed. Le Seuil ) en résume le résultat en ces chiffres saisissants : « L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… A cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six km lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »

Il est vrai, précise Illich, que dans les pays non industrialisés les déplacements n’absorbent que 2 à 8 % du temps social (ce qui correspond vraisemblablement à deux à six heures par semaine). Conclusion suggérée par Illich : l’homme à pied couvre autant de kilomètres en une heure consacrée au transport que l’homme à moteur, mais il consacre à ses déplacements cinq à dix fois moins de temps que ce dernier. Moralité : plus une société diffuse ces véhicules rapides, plus — passé un certain seuil — les gens y passent et y perdent de temps à se déplacer. C’est mathématique.

La raison ? Mais nous venons à l’instant de la voir : on a éclaté les agglomérations en interminables banlieues autoroutières, car c’était le seul moyen d’éviter la congestion véhiculaire des centres d’habitation. Mais cette solution a un revers évident : les gens, finalement, ne peuvent circuler à l’aise que parce qu’ils sont loin de tout. Pour faire place à la bagnole, on a multiplié les distances : on habite loin du lieu de travail, loin de l’école, loin du supermarché — ce qui va exiger une deuxième voiture pour que la « femme au foyer » puisse faire les courses et conduire les enfants à l’école. Des sorties ? Il n’en est pas question. Des amis ? Il y a des voisins… et encore. La voiture, en fin de compte, fait perdre plus de temps qu’elle n’en économise et crée plus de distances qu’elle n’en surmonte. Bien sûr, vous pouvez vous rendre à votre travail en faisant du 100 km/h ; mais c’est parce que vous habitez à 50 km de votre job et acceptez de perdre une demi-heure pour couvrir les dix derniers kilomètres. Bilan : « Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail » (Ivan Illich).

Vous direz peut-être : « Au moins, de cette façon, on échappe à l’enfer de la ville une fois finie la journée de travail. » Nous y sommes : voilà bien l’aveu. « La ville » est ressentie comme « l’enfer », on ne pense qu’à s’en évader ou à aller vivre en province, alors que, pour des générations, la grande ville, objet d’émerveillements, était le seul endroit où il valût la peine de vivre. Pourquoi ce revirement ? Pour une seule raison : la bagnole a rendu la grande ville inhabitable. Elle l’a rendu puante, bruyante, asphyxiante, poussiéreuse, engorgée au point que les gens n’ont plus envie de sortir le soir. Alors, puisque les bagnoles ont tué la ville, il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles.

D’objet de luxe et de source de privilège, la bagnole est ainsi devenue l’objet d’un besoin vital : il en faut une pour s’évader de l’enfer citadin de la bagnole. Pour l’industrie capitaliste, la partie est donc gagnée : le superflu est devenu nécessaire. Inutile désormais de persuader les gens qui désirent une bagnole : sa nécessité est inscrite dans les choses. Il est vrai que d’autres doutes peuvent surgir lorsqu’on voit l’évasion motorisée le long des axes de fuite : entre 8 heures et 9 h 30 le matin, entre 5 h 30 et 7 heures le soir et, les fins de semaine, cinq à six heures durant, les moyens d’évasion s’étirent en processions, pare-chocs contre pare-chocs, à la vitesse (au mieux) d’un cycliste et dans un grand nuage d’essence au plomb. Que reste-t-il quand, comme c’était inévitable, la vitesse plafond sur les routes est limitée à celle, précisément, que peut atteindre la voiture de tourisme la plus lente.

Juste retour des choses : après avoir tué la ville, la bagnole tue la bagnole. Après avoir promis à tout le monde qu’on irait plus vite, l’industrie automobile aboutit au résultat rigoureusement prévisible que tout le monde va plus lentement que le plus lent de tous, à une vitesse déterminée par les lois simples de la dynamique des fluides. Pis : inventée pour permettre à son propriétaire d’aller où il veut, à l’heure et à la vitesse de son choix, la bagnole devient, de tous les véhicules, le plus serf, aléatoire, imprévisible et incommode : vous avez beau choisir une heure extravagante pour votre départ, vous ne savez jamais quand les bouchons vous permettront d’arriver. Vous êtes rivé à la route (à l’autoroute) aussi inexorablement que le train à ses rails. Vous ne pouvez, pas plus que le voyageur ferroviaire, vous arrêter à l’improviste et vous devez, tout comme dans un train, avancer à une vitesse déterminée par d’autres. En somme, la bagnole a tous les désavantages du train — plus quelques-un qui lui sont spécifiques : vibrations, courbatures, dangers de collision, nécessité de conduire le véhicule — sans aucun de ses avantages.

Et pourtant, direz-vous, les gens ne prennent pas le train. Parbleu : comment le prendraient-ils Avez-vous déjà essayer d’aller de Boston à New York en train ? Ou d’Ivry au Tréport ? Ou de Garches à Fontainebleu ? Ou de Colombes à l’Isle Adam ? Avez-vous essayé, en été, le samedi ou le dimanche ? Eh bien ! essayez donc, courage ! Vous constaterez que le capitalisme automobile a tout prévu : au moment où la bagnole allait tuer la bagnole, il a fait disparaître les solutions de rechange : façon de rendre la bagnole obligatoire. Ainsi, l’Etat capitaliste a d’abord laissé se dégrader, puis a supprimé, les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. L’aérotrain, qui aurait pu mettre les côtes normandes ou les lacs du Morvan à la portée des picniqueurs parisiens du dimanche, servira à faire gagner quinze minutes entre Paris et Pontoise et à déverser à ses terminus plus de voyageurs saturés de vitesse que les transports urbains n’en pourront recevoir. Ça, c’est du progrès !

La vérité, c’est que personne n’a vraiment le choix : on n’est pas libre d’avoir une bagnole ou non parce que l’univers suburbain est agencé en fonction d’elle — et même, de plus en plus, l’univers urbain. C’est pourquoi la solution révolutionnaire idéale, qui consiste à supprimer la bagnole au profit de la bicyclette, du tramway, du bus et du taxi sans chauffeur, n’est même plus applicable dans les cités autoroutières comme Los Angeles, Detroit, Houston, Trappes ou même Bruxelles, modelées pour et par l’automobile. Villes éclatées, s’étirant le long de rues vides où s’alignent des pavillons tous semblables et où le paysage (le désert) urbain signifie : « Ces rues sont faites pour rouler aussi vite que possible du lieu de travail au domicile et vice versa. On y passe,, on n’y demeure pas. Chacun, son travail terminé, n’a qu’à rester chez soi et toute personne trouvée dans la rue la nuit tombée doit être tenue pour suspecte de préparer un mauvais coup. » Dans un certain nombre de villes américaines, le fait de flâner à pied la nuit dans les rues est d’ailleurs considéré comme un délit.

Alors, la partie est-elle perdue ? Non pas ; mais l’alternative à la bagnole ne peut être que globale. Car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transports collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile — à pied ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport rapide et d’évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir.

« Les usagers, écrit Illich, briseront les chaînes du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. » Mais, précisément, pour pouvoir aimer « son territoire », il faudra d’abord qu’il soit rendu habitable et non pas circulable : que le quartier ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, où les gens travaillent, habitent, se détendent, s’instruisent, communiquent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune. Comme on lui demandait une fois ce que les gens allaient faire de leur temps, après la révolution, quand le gaspillage capitaliste sera aboli, Marcuse répondit : « Nous allons détruire les grandes villes et en construire de nouvelles. Ça nous occupera un moment. »

On peut imaginer que ces villes nouvelles seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins — et notamment les « écoliers » — passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leur déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de moyens de transport adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales, trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous dans les garages de quartier. La bagnole aura cessé d’être besoin. C’est que tout aura changé : le monde, la vie, les gens. Et ça ne se sera pas passé tout seul.

Entre-temps, que faire pour en arriver là ? Avant tout, ne jamais poser le problème du transport isolément, toujours le lier au problème de la ville, de la division sociale du travail et de la compartimentation que celle-ci a introduite entre les diverses dimensions de l’existence : un endroit pour travailler, un autre endroit pour « habiter », un troisième pour s’approvisionner, un quatrième pour s’instruire, un cinquième pour se divertir. L’agencement de l’espace continue la désintégration de l’homme commencée par la division du travail à l’usine. Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie, en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose : l’unité d’une vie, soutenue par le tissu sociale de la commune.

Consumer Couple in Car, dessin de